Culture

Lire : Kempf, « Ennemis d’État, les lois scélérates »




Premier mai 1891. Un cortège d’une vingtaine d’anarchistes défile, drapeau rouge flottant au vent, de Levallois à Clichy, se rend après la manifestation chez un marchand de vin. Une troupe de gendarmes fait irruption pour les interpeller.

Il est interdit depuis 1872 d’appartenir à l’Association international des travailleurs (AIT), et un drapeau rouge ou noir peut vous conduire en prison. Des coups de feu partent, trois anarchistes sont grièvement blessés et arrêtés. On les violente au commissariat et refuse de les soigner. Deux entre eux seront condamnés à plusieurs années de prison ferme.

En réaction, Ravachol pose quelques mois plus tard trois bombes. Une chez le président du tribunal, une chez l’avocat général et une dernière devant une caserne. C’est le premier d’une longue série d’attentats anarchistes, né de cet épisode de violences policières. Elle dure deux ans, jusqu’à l’assassinat du président Sadi Carnot, en passant par la bombe de Vaillant qui explose à la chambre des députés en ne faisant que quelques blessés légers.

En réponse à ces violences, le pouvoir ne se contente pas de réprimer les actes, il s’en prend aussi à la liberté de parole et d’opinion en faisant passer des lois interdisant les opinions anarchistes et le droit de les exprimer. Le délit d’association de malfaiteurs est créé, pour permettre la condamnation d’anarchistes qui n’appartiennent à aucune organisation ni ne commettent aucun délit. S’en suit une grande vague d’arrestations d’anarchistes en 1894. Des rédactions de journaux libertaires (peu importe qu’ils encouragent la propagande par le fait ou non) sont perquisitionnées. Les journaux sont saisis puis rendus illégaux, leurs rédacteurs sont condamnés aux travaux forcés. Ce sont les fameuses lois scélérates dont certaines subsistent encore de nos jours, tel le délit d’apologie du terrorisme qui envoie des jeunes paumés en taule plutôt que des terroristes.

Raphaël Kempf, avocat au barreau de Paris, est habitué à défendre des manifestantes et manifestants elles et eux aussi victimes de violences policières comme de lois liberticides, qu’il qualifie de «  nouvelles lois scélérates  ». Il trace ici un parallèle troublant mais instructif entre cette fin du XIXe et notre époque. Celle de l’état d’urgence entré dans le droit commun, de la justice expéditive des comparutions immédiates, du délit de «  groupement en vue de commettre des violences  », qui permet de condamner sur une intention supposée et non plus sur des faits. Celle des violences policières qui mutilent par centaines et tuent des manifestantes ou des racisées dans les quartiers en toute impunité.

Ce livre nous aide à comprendre les rouages d’une justice bourgeoise soumise à un pouvoir aux tendances autoritaires à peine dissimulées sous un vernis de démocratie représentative. Tâchons de nous en servir pour donner de bonnes raisons à ce pouvoir de nous craindre.

Adrien (UCL Grand-Paris Sud)

  • Raphaël Kempf, Ennemis d’État, les lois scélérates, des anarchistes aux terroristes, septembre 2019, 232 pages, 13 euros.
 
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