Antiracisme

Rwanda : Depuis 1994, l’ombre du génocide des Tutsis




Il y a trente ans commençait au Rwanda le génocide des Tutsis. C’est l’occasion de revenir sur le contexte colonial qui a mené aux massacres et sur la responsabilité de la France dans les évènements. Aujourd’hui, les séquelles continuent de marquer la région des Grands Lacs, au travers entre autre de décennies de guerre au Nord-Kivu...

Le 7 avril 1994 commençait au Rwanda le génocide des tutsis. En seulement une centaine de jours, un million de victimes sont tuées, essentiellement à l’aide de machettes, de houes et de gourdins. Les victimes sont souvent massacrées par leurs voisins, parfois par leurs propres familles. Trente ans plus tard, il est évident que ce génocide est le résultat de l’histoire coloniale du Rwanda. On a aussi pu confirmer au fil des années le rôle joué par l’État français, non seulement en laissant les massacres se perpétrer, mais aussi en aidant directement les génocidaires à échapper à la justice.

Genèse coloniale d’un génocide

Pour comprendre les évènements, il est important de remonter à l’époque coloniale, plus exactement au lendemain de la Première Guerre mondiale, quand la Société des Nations donne à la Belgique un mandat d’administration du Ruanda-Urundi, auparavant rattaché à l’Allemagne. La Belgique le rattachera administrativement au Congo belge en 1925. Rapidement, les colons vont chercher à ethniciser les populations, appliquant les théories raciales européennes à la société rwandaise.

La population du royaume du Rwanda est regroupée en une vingtaine de clans familiaux, où se côtoient trois groupes socio-économiques  : les Hutus (84 % de la population, majoritairement cultivateurs), les Tutsis (15 % de la population, en majorité éleveurs, propriétaires de troupeaux) et les Twa (1 % de la population). Ils partagent la même langue, le kinyarwanda, les même coutumes et religion. Mais les colons vont ethniciser ces groupes sociaux, en cherchant à leur attribuer des traits physiques et intellectuels. Avec l’appui de l’église catholique, ils y implantent aussi une théorie sur l’origine de ces ethnies, « l’hypothèse hamitique », qui trouve ses fondements dans la Bible et les théories raciales de l’époque. Elle va servir de base aux colons pour considérer les Tutsis comme supérieurs aux Hutus et choisir de les traiter de façon privilégiée. En 1931, cette discrimination prend notamment la forme de la mise en place d’un livret d’identité mentionnant l’ethnie  [1].

Le Rwanda fait partie de l’Afrique des Grands Lacs, et partage des frontières avec l’Ouganda au nord, la Tanzanie à l’est, le Burundi au sud et la République démocratique du Congo (ex-Zaïre) à l’Ouest.

La France et le Rwanda : une relation rapprochée

Le 1er novembre 1959 commence la révolution rwandaise, qui mènera d’un coté à l’indépendance du Rwanda en 1962, mais aussi aux premiers massacres de Tutsis par les révolutionnaires Hutus, les tensions entre les groupes ayant été attisées par les colons et l’église sentant monter les revendications anticoloniales. 336 000 Tutsies sont contraintes à l’exil dans les pays voisins, soit la moitié de la population tutsie du pays.

Les tensions vont continuer leur escalade. Le 5 juillet 1973, le général pro-hutu Juvénal Habyarimana prend le pouvoir par un coup d’état, dans une période de fortes persécutions contre les tutsis. Il crée en 1975 le Mouvement révolutionnaire national pour le développement (MRND) qui devient le parti unique du pays. La même année, la France, présidée par Giscard d’Estaing, signe un accord de coopération militaire avec le Rwanda. Ce sera l’une des premières étapes d’une relation rapprochée.

En 1987, des exilés tutsis en Ouganda créent le Front patriotique rwandais (FPR), dans le but de préparer la lutte armée contre la dictature d’Habyarimana. Le 1er octobre 1990, le FPR lance une offensive sur le nord du Rwanda, c’est le début de la guerre civile rwandaise qui oppose le FPR aux Forces armées rwandaises (FAR).

Le gouvernement rwandais va immédiatement solliciter l’appui de la Belgique et de France, qui envoient toutes deux des troupes. Si les troupes belges ne resteront que quelques jours à cause d’une opinion publique très défavorable, les militaires français de l’opération Noroît resteront présents pendant trois ans, alors que de nombreux massacres de Tutsis ont lieu. Dès octobre 1990, le colonel René Galinié fait remonter des inquiétudes sur un risque de guerre ethnique, ainsi que les craintes de génocides des Tutsis. Tout porte à croire que son opposition au gouvernement mènera au blocage de sa carrière  [2].

Le 4 août 1993, la signature des accords d’Arusha doit, en principe, mettre fin au conflit. Ce ne sera en réalité que quelques mois de calme avant le génocide.

Juvénal Habyarimana (1937-1994) fut le dirigeant du Rwanda de 1973 à sa mort, dans un attentat qui déclenchera le début du génocide des Tutsis

Une course morbide contre la montre

Le 6 avril 1994, l’avion du président rwandais est abattu, le tuant sur le coup, ainsi que le président burundais et les dix autres personnes à bord. Si les nombreuses enquêtes sur cet attentat n’en ont jamais établi les responsables de façon définitive, l’hypothèse la plus probable reste celle d’un assassinat orchestré par des membres du MRND et du CDR  [3] tenant du Hutu Power, mouvement extrémiste pro-hutu, ayant vécu la signature des accords d’Arusha comme une trahison de la part du président Habyarimana. L’attentat servant également de prétexte pour mettre en pratique leurs projets génocidaires. Plusieurs éléments confortent cette hypothèse, notamment la mise en place de barrages à Kigali avant même l’explosion de l’avion, ou l’annonce par la Radio des Milles Collines dans les jours précédents : « une petite chose est prévue. Cette petite chose va continuer dans les jours suivants... ».

Dès la nuit de l’attentat, des massacres commencent. Ils dureront 3 mois. Un gouvernement intérimaire est mis en place, composé d’extrémistes acquis au Hutu Power. Les massacres sont commis par des milices et l’armée souvent avec le soutien de civils, suivant les ordres transmis méthodiquement. Les tueries sont aussi accompagnées par la Radio des Milles Collines qui encourage les massacres et les guide en temps réel, transmettant des informations sur les cachettes des tutsies. En parallèle le FPR lance une offensive depuis le nord du pays. Pour les génocidaires, c’est une course morbide contre la montre  : exterminer autant de tutsies que possible avant la prise de Kigali par le FPR, qui surviendra le 17 juillet. À cette date, le génocide a fait plus d’un million de mortes, des tutsies en grande majorité, ainsi que des milliers de hutues modérées.

Des responsabilités accablantes de la France

Dès 1994, le rôle de la France est évident  : c’est notamment à l’ambassade de France à Kigali que se tiennent les réunions des extrémistes hutus menant à la mise en place du gouvernement intérimaire qui dirigera le génocide. Il sera aussitôt reconnu par la France, qui recevra même le nouveau ministre des affaires étrangères quelques semaines plus tard, alors que les massacres sont en cours. Le gouvernement français continue aussi de livrer des armes à l’état rwandais pendant le génocide.

Trente ans plus tard, malgré la rétention d’information de la France qui continue de bloquer l’accès aux archives militaires sur la période  [4], de nombreuses enquêtes ont permis de préciser encore d’avantage ces responsabilités  [5].

Le 22 juin1994, la France lance l’opération Turquoise, avec l’objectif affiché de protéger les « populations menacées » dans une « zone humanitaire sûre », un ordre de mission qui ne fait pas mention du génocide. Il est aujourd’hui établi que de nombreux responsables des massacres ont fui le Rwanda vers le Zaïre (l’actuelle République démocratique du Congo, ou RDC) en passant par la zone contrôlée par l’armée française  [6]. Au fil des années il est aussi devenu clair que l’armée française a laissé de nombreuses atrocités avoir lieu, notamment le massacre de Bisesero  [7], voir qu’elle a soutenu militairement les FAR contre le FPR d’après le témoignage de soldats français ayant pris part à l’opération Turquoise  [8]. Encore aujourd’hui, la France sert de refuge à des génocidaires hutus  [9].

Paul Kagame (1957) était un ancien commandant du FPR, président du Rwanda depuis le 24 mars 2000, et candidat à une quatrième réélection à l’élection présidentielle de juillet 2024.

En RDC, les échos du génocide

Le génocide a eu de nombreuses conséquences dans les décennies suivantes. Au Rwanda, Paul Kagame, ancien commandant au sein du FPR, devient peu à peu l’homme fort du pays, qu’il préside de manière ininterrompue depuis 2000. Il y pratique un pouvoir autocratique, et des ONG comme Amnesty International ont pointé son instrumentalisation des lois sur le génocide pour museler les oppositions  [10].

Les conséquences se sont aussi faites sentir dans les pays voisins du Rwanda. Après le génocide, plus de deux millions de hutus fuient le Rwanda vers le Zaïre, où ils commencent à s’organiser et continuent de persécuter des communautés tutsies. Le nouveau gouvernement rwandais va alors commencer à armer les tutsis zaïrois. En 96, le gouvernement rwandais soutient l’Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo (AFDL) lors de la première guerre du Congo, qui mènera à la chute du dictateur Mobutu.

Le pays devient la République démocratique du Congo, et va être le théâtre de guerres et d’affrontements ininterrompus depuis trente ans, en particulier dans l’Est du pays et la région du Nord-Kivu. Ces conflits ont fait plus de six millions de morts depuis 1998, et provoqué d’immenses catastrophes humanitaires.

Ces dernières années, un des acteurs principaux de ces conflit est le mouvement du 23 mars, ou M23, créé avec le soutien du gouvernement de Paul Kagame qui continue de le soutenir  [11] malgré de nombreuses accusations de massacres, de viols  [12] et de recrutement d’enfants-soldats  [13]. Le M23 est principalement composé de Tutsis, et s’oppose notamment au FDLR  [14], groupe armé constitués de hutus rwandais réfugiés en RDC [15].

L’impérialisme occidental, carburant des guerres post-coloniales

Mais les échos du génocide sont loin d’être la seule raison des conflits dans la région  : ils se structurent surtout autour de ses immenses richesses minières, ses sols contenant de grandes réserves d’or, de diamants, d’étain, de cuivre, de tungsten et de cobalt. Surtout, la région du Kivu contiendrait 60 à 80 % des réserves mondiales de Coltan, un minerai dont est extrait le tantale, un métal très important dans la fabrication des appareils électroniques. Ces ressources sont extraites dans des mines privatisées à plus de 70 %, exploitées directement ou indirectement par des grands groupes européens (notamment Glencore et ENRC) et par la Chine.

Il ne fait aucun doute que le fait de conserver une attache dans une région aussi stratégique a pesé lourd dans les choix faits par les différents gouvernements français successifs. Tour à tour soutien du président Juvénal Habyarimana, puis du gouvernement intérimaire génocidaire, la France essaie aujourd’hui de normaliser ses relations avec le gouvernement de Paul Kagame  : reconnaissant du bout des lèvres les responsabilités de la France dans le génocide lors d’une visite à Kigali en 2021, Macron refuse de reconnaître publiquement l’implication du Rwanda dans les conflits du Nord-Kivu. Trente ans après le génocide, l’impérialisme reste la seule boussole de l’État.

N. Bartosek (UCL Alsace)


Chronologie

  • XVe siecle fondation du royaume du Rwanda.
  • 1923 à la suite de la Première Guerre mondiale, la Société des Nations donne à la Belgique un mandat d’administration du Ruanda-Urundi. Elle y mettra en place l’ethnicisation des Hutus et des Tutsis.
  • 1er novembre 1959 – 25 septembre 1961 révolution rwandaise ou révolution hutue  : abolition de la monarchie et instauration d’une république dirigée par le Parmehutu, parti pro-hutu. La «  Toussaint rouge  » en novembre 1959 pousse 336 000 Tutsis à s’exiler dans les pays voisins à la suite des massacres.
  • 1er juillet 1962 proclamation de l’indépendance du Rwanda.
  • 5 juillet 1973 coup d’État du général Juvénal Habyarimana pro-hutu dans un contexte de persécutions des Tutsis.
  • 1975 signature d’une coopération militaire avec la France.
  • 1er octobre 1990 – 4 août 1993 guerre civile rwandaise à la suite de l’invasion du nord du pays par le FPR depuis l’Ouganda. Nombreux massacres de Tutsis.
  • 4 août 1993 signature des accords d’Arusha, mettant fin à la guerre.
  • 6 avril 1994 mort du président rwandais Juvénal Habyarimana après qu’un missile ai abattu son avion.
  • 7 avril 1994 assassinat de la première ministre Agathe Uwilingiyimana, Hutue modérée, par la garde présidentielle  ; début du massacre systématique des Tutsis par les milices hutues d’abord à Kigali puis dans le reste du pays.
  • 22 juin 1994 lancement de l’opération Turquoise par la France, visant à établir une zone humanitaire dans le sud-ouest du pays. Les massacres des Tutsis continuent dans la zone contrôlée par la France, qui laisse des milliers de génocidaires fuir vers le Zaïre.
  • 4 juillet 1994 prise de contrôle de la capitale Kigali par le FPR.
  • 17 juillet 1994 le FPR proclame la fin de la guerre. En une centaine de jours, un million de personnes ont été tuées, pour l’immense majorité issues de la minorité tutsie. Plus d’un million de Rwandais ayant collaboré au génocide ont fui vers le Zaïre.

[1Pour plus de détails sur l’histoire de la colonisation du Rwanda et du génocide, voir la trilogie d’articles publiée par Alternative libertaire pour les dix ans du génocide  : « 1994, le Génocide rwandais », Alternative libertaire, avril à juin 2004.

[3Coalition pour la défense de la République, parti politique rwandais ouvertement raciste et pro-hutu.

[5Pour approfondir le sujet de l’implication de la France, nous recommandons l’excellent dossier « La France complice du génocide des Tutsis au Rwanda » produit par l’association Survie.

[8Guillaume Ancel, « Rwanda, la fin du silence », Les Belles Lettres, 2018.

[14Forces Démocratiques de Libération du Rwanda.

[15Sur le sujet, nous recommandons le documentaire « RDC  : M23, la guerre sans fin », produit par Arte

 
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