Marseille : le monde d’Après est en marche




Près de cinq ans de lutte pour des conditions de travail dignes, puis pour le maintien de l’emploi, au mitan des quartiers Nord de Marseille... Puis, au pire de la période de confinement, une moyenne de 50 000 repas distribués par semaine dans toute la ville lorsque les grandes assos ont déclaré forfait. C’est l’histoire du resto marseillais qui a montré à la planète qu’on pouvait gagner contre McDo.

Le 19 décembre dernier, «  l’Après M  » reçoit plusieurs centaines de sympathisantes, habitantes du quartier, militantes, pour inaugurer toutes et tous ensemble une nouvelle étape de son incroyable aventure. L’ancien McDo, fleuron de la marque, hyper rentable il y a peu encore, confectionne désormais des burgers veggie à prix libre, forme une plaque tournante déterminante de la vie associative marseillaise et se constitue en société coopérative d’intérêt collectif (SCIC).

José Bové est là, réellement ému et qui répète « 23 ans pour faire la boucle. Quand on a démonté le McDo de Millau, on n’aurait jamais pu imaginer qu’on serait là aujourd’hui... » Et d’insister sur ce processus marseillais qui aura démarré par une lutte syndicale pour aboutir à un projet autogestionnaire, profondément politique, et qui est en train de bouleverser le paysage social d’ici.

Il y a cinq ans encore le McDo de Saint-Barthélemy dans les quartiers Nord de Marseille est florissant. Entendre  : c’est une pompe à cash pour la franchise. Seul fast-food d’une vaste zone reléguée par les services publics, peu concurrencé par les petits commerces ou les restaurants traditionnels, sa situation est évidemment idéale et explique son succès financier.

cc Cuervo/UCL Marseille

Une « lutte de création »

Pourtant, ce qu’on pourrait prendre pour une force – le quasi-monopole sur les quartiers Nord – va faire la faiblesse de McDo. Car son emplacement en fait d’abord une «  place du village  » dans un territoire où il n’y a ni espaces verts, ni aires de jeux pour les enfants, ni centre ville. C’est au McDo que les mamans font faire faire leurs devoirs aux grands pendant que les petits jouent sur les agrès. C’est ici qu’on se donne rendez-vous, ici qu’on cause, pour le prix d’une bouteille d’eau, «  histoire de...  ». Le lieu est investi depuis toujours, autant qu’il est détourné depuis toujours pour y faire société.

Pourtant, tout n’est pas rose pour l’actionnaire qui doit faire face à une résistance constante de l’équipe en place. Largement syndiquées, les employées du McDo se sont toujours battues avec acharnement pour leurs conditions de travail depuis plus de dix ans. Alors que la marque organise un turn-over systémique partout ailleurs (en moyenne  : moins d’un an sur le poste), certains travaillent ici depuis vingt ans. La direction n’a jamais été au repos, et c’est à une équipe aguerrie à laquelle elle a toujours dû faire face. Avec Kamel Guémari, le délégué syndical (DS) emblématique de cette lutte et porte-parole de l’Après M, elles et ils ont arraché un 13e mois à l’actionnaire, exemple unique en France, la revalorisation des heures de nuit, de meilleures conditions pour les étudiantes et étudiants.

cc Cuervo/UCL Marseille

Mais la gourmandise capitaliste étant ce qu’elle est, McDo hausse le ton, veut toujours plus de profits. Et la bagarre se livre, pied à pied depuis 2018, pour préserver les emplois, puis pour résister à la mise en liquidation par le Siège en 2019. Lorsque la crise sanitaire frappe à Marseille, de sporadique, l’occupation devient permanente. L’outil de travail est approprié, détourné au bénéfice du quartier, et avec son plein soutien. Ce qui va devenir l’Après M est déjà en ordre de bataille, moralement et «  politiquement  », pour affronter les conséquences du confinement.

Une lucidité de classe

Ailleurs, le Secours populaire, les Restos du Cœur abandonnent la partie. Dans certains quartiers on n’est plus approvisionné du tout, et la famine, réellement, menace. Le McDo de Saint-Barth’ fait fi des contraintes de statuts, autorisations ou attestations. Au plus fort de la crise, il livre entre 35 à 70.000 colis par semaine partout dans Marseille, et c’est de toute la ville qu’affluent les dons, les bras, les camions pour livrer partout. Le terreau fertile ici, c’est la solidarité. La ville la plus pauvre de France, dont « on ne voit jamais que les Kalach’ » a toujours géré ses crises, son chômage endémique (37%), le déclassement, par la solidarité.
Alors l’idée se fait que, de cette crise et des années de lutte, peut émerger quelque chose de nouveau. Kamel : « nous, on le théorise pas le monde d’après. On le fait. » Et encore  : « la politique se construit au jour le jour, pas besoin d’en parler. Il y a un camion à décharger. »

cc Cuervo/UCL Marseille

D’une lutte d’opposition, l’Après M est passé à une lutte de création. De ce lieu réapproprié, solide, concret, il s’agit de fédérer toutes les initiatives sociales possibles : luttes de femmes, éducation des enfants, réinsertion des personnes qui sortent de prison, développement de l’emploi et partage – par les statuts de la SCIC – de la propriété de cet outil. Kamel, Fathi, Sylvain, toutes et tous les autres, ont donné un sens à cette plateforme  : l’Après M c’est l’Association de préfiguration par un resto économique et social. Préfiguration, mais de quoi  ? Du monde où nous gérons nous-mêmes ressources, vie sociale, notre production et notre consommation.

Et l’autogestion ne s’envisage pas au risque de n’importe quelle compromission. Les tentatives de corruption (par le siège de McDo) ici, on connaît, tout comme on repère les tentatives de récupération associatives, politiques, municipales.

« On ne veut plus d’avant-garde », affirme Fatih président de la SCIC. « Les décisions sont prises par les gens, et il n’y a ni sachants, ni non-sachants. » On parle d’« autogestion spontanée » pour signifier qu’il n’est pas besoin de passer du temps à théoriser. Dans un contexte d’urgences et de charge de travail, on observe une lucidité extraordinaire, une maturité née de la convergence d’années de luttes et d’une culture de «  l’entraide  ». Kamel insiste sur ce terme qu’il préfère encore à « solidarité » : « Nos choix au quotidien, notre organisation ne se font pas sur la base de sentiments. Ils se font sur la base de la raison. Tout est réfléchi malgré, et à travers la souffrance et la stigmatisation. »

cc Cuervo/UCL Marseille

L’autogestion s’est nourrie du contact avec les Fralib, les gilets jaunes, du travail intersyndical. Mais elle s’établit avant tout sur une conscience aigüe des comportements nécessaires à un projet libertaire. Il s’agit de ne pas tomber dans l’auto-exploitation  : on ne se surveille pas, on veille les uns sur les autres  ; on ne dénonce pas, on démontre par l’exemple  ; on pratique la polyvalence, la souplesse. On «  sert tout le monde, en commençant par la ou le plus souffrant  », nous dit une bénévole, d’abord venue par nécessité, et restée pour construire.

Des projets à foison

À Saint-Barthélemy on livre toujours 10 000 colis hebdomadaires. On envisage de revégétaliser plusieurs hectares à proximité pour bientôt y cultiver des légumes  ; des modèles de cabanes pour abriter les SDF sont à l’étude  ; les jeunes vont être formés à l’écriture artistique, à la restauration  ; on fait converger et rayonner toutes les luttes du quartier... L’enthousiasme est contagieux. Construire, dignité, fierté reviennent en boucle.

« Si on arrive à tomber McDo, on arrivera à tomber Amazon et les autres. C’est le même ADN de destruction... » Pari tenu.

Cuervo (UCL Marseille)

cc Cuervo/UCL Marseille
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