Histoire

1850 : La ruée vers l’or et les quarante-huitards français en exil




Début 1848, on trouve de l’or en Californie. De toute l’Europe fraîchement sortie du Printemps des peuples, des milliers de personnes partent, portées par le désir d’y construire leur idéal socialiste, et ce faisant... participeront au colonialisme américain qui détruira les nations indiennes.

Mai 1848, un mormon nommé Sam Brannan entre au galop dans San Francisco en criant « on a trouvé de l’or dans l’American River  ! » Cette déclaration va déclencher « le plus grand mouvement de populations depuis les croisades »  [1]. Le futur État californien, occupé depuis 1846 par les États-Unis et vendu le 2 février 1848 par le Mexique, va se voir transformé du tout au tout. Les gens se ruent vers les placers  [2].

Durant l’année, c’est jusqu’à 40 000 dollars qui sont arrachés chaque jour aux sables des rivières. On se rue d’abord de toute la côte ouest puis d’aussi loin que du Chili, d’Australie, de Chine, même de Kanaky  ! À partir du 5 décembre, des dizaines de milliers de personnes vendent tout ce qu’ils ont et partent depuis la côte est.

Le rêve d’une Icarie en Californie

Mais 1848, c’est aussi en Europe le Printemps des peuples. Après deux ans de crises économiques, l’Europe s’embrase. Restauration de la République en France, guerre civile en Suisse, insurrection de Sicile et de Milan, révolte de Glasgow, mouvement Jeune Irlande à Dublin, barricades à Prague, Vienne, Berlin, Madrid, mouvements nationalistes, catholiques sociaux, socialistes utopiques (fouriéristes, saint-simoniens)... L’Europe est en effervescence et exige plus de liberté et d’égalité sociale. Mais à Paris, tout s’arrête en juin, l’échec est partout, la répression est brutale.

Parmi les chercheurs d’or, un bon nombre d’ex-révolutionnaires européens en exil.

Dans pareil contexte de déception et de désillusion, l’annonce de la découverte de l’or a un retentissement extraordinaire. « Pour tous les révolutionnaires vaincus, persécutés, désespérés, bannis, l’or paraît la promesse d’un nouveau monde possible »  [3].

À Paris, on ne jure plus que par la Californie. Ses journaux se font l’écho de découvertes faramineuses  : « Pas un mètre de terrain qui ne renferme de l’or » assure La Presse du 8 juin 1849. Des compagnies d’émigration privées se montent par dizaines. Certaines sont commerciales mais d’autres sont créées sous forme de mutuelles de travailleurs  : La Californie, La Ruche d’or, La Bretonne, L’Union fraternelle, etc. Tout cela entretenu, amplifié par des centaines de brochures.

Le gouvernement cautionnera la création d’une Société des lingots d’or afin d’organiser une loterie pour financer le transport de 5 000 immigrants trop pauvres pour faire la traversée. Le préfet de police Carlier, qui décide des départs, en profite pour se débarrasser de jeunes gênants enrôlés dans la garde nationale, et qui partiront aux côtés des militants socialistes qu’ils avaient réprimé quelques mois avant.

Publicité pour la traversée de la planète en direction de l’eldorado californien.

Karl Marx déplorera alors que « les rêves de l’or [aient] remplacé les rêves socialistes dans le prolétariat parisien ». Mais les rêves socialistes sont aussi du voyage. Le mouvement icarien initié par le socialiste utopique Etienne Cabet, auteur en 1840 de Voyage en Icarie, formait le projet de créer des cités idéales. Le 10 octobre 1847, environ 150 personnes réunies dans les locaux du journal Le Populaire votent l’Acte de constitution d’Icarie et établissent un Bureau de l’immigration icarienne.

Plusieurs tentatives seront faites par des Français au Texas, en Iowa, dans l’Illinois, qui échouent ou dévient de leur but pour la plupart. Mais si les Icaries ne motivent que quelques centaines de départs, la fièvre de l’or fait partir des dizaines de milliers de personnes. « Ceux qui se précipitèrent alors de toute l’Europe n’étaient pas simplement des “aventuriers” avides, mais pour l’essentiel des quarante-huitards, parmi les plus radicaux et nostalgiques, qui étouffaient sur le vieux continent, ou devaient fuir la répression [...] La Californie où la révolution de 48 réussit  ! »  [4].

On débat dans les camps

D’un village de 500 habitants, San Francisco va devenir une cité florissante. Les chercheurs d’or débarquent dans un environnement boueux où ils manquent de tout et où violences, prostitution et alcoolisme sont omniprésents. Des 20 000 chercheurs d’or français présents en 1851, 5 000 resteront à San Francisco, soit un cinquième de la population de la ville. Ils feront venir des prostituées parisiennes, on parlera du «  petit Paris du Pacifique  » qui ne survivra pas à plusieurs incendies... La ville tente de s’organiser, de peur, selon Sam Brannan, qu’elle ne « périsse comme une moderne Sodome ». Il crée un comité appelé Les Vigilantes, armé et mobilisable. Ce terme passera à la postérité pour décrire les milices privées étatsuniennes décidées à faire justice elles-mêmes.

Des Européens, des Indiens, des Chinois : la Californie des années 1850.

La Sierra Nevada est éventrée de 70 tonnes d’or en 1851, il y a 100 000 chercheurs d’or en 1852. Dans un premier temps, les placers font se télescoper rêves et cultures quand s’y rencontrent les descendants des premiers pèlerins quakers, anabaptistes, presbytériens, en quête d’une nouvelle Jérusalem, et les quarante-huitards européens, socialistes utopiques tout à leurs expérimentations sociales. Et tous de débattre dans les camps « du monde qui va naître demain ». « Il n’y a pas les forbans d’un côté, les mystiques et socialiste de l’autre, écrit l’historien Michel Le Bris, ils furent tous à la fois illuminés et hors la loi. »  [5]

Mais dès 1850, les terrains deviennent rares, la relative bonne entente des deux premières années est terminée. Les camps se regroupent par nationalité, religion, loge maçonnique même, ou par utopie socialiste, et se méfient les uns des autres. Les premiers chercheurs d’or américains ne supportent plus la concurence de cette cohorte bigarrée venue de toute la Terre, tout en reprochant aux Indiens et aux Mexicains d’avoir été les premiers propriétaires de la Californie  : déjà en 1849 près de Clear Lake, en réaction au meurtre de deux Blancs par des Indiens Pomos et Wappos, des milices autoproclamées et l’armée se livrent à des massacres sans discernement  : les autorités ferment les yeux. On finance des opérations anti-indiennes et, en Californie, l’esclavage des Indiens continuera jusqu’en 1850.

Des autochtones réduits à un semi-esclavage participent aux recherches d’or.

Les Vigilantes et la révolte de Mokelumne Hill

Lynchages et «  justice populaire  » sévissent sans pitié, comme dans le cas de Juanita, jeune Mexicaine pendue par la foule pour avoir poignardé son violeur... Pour reprendre la main, les milices des Vigilantes sortent de San Francisco pour officier sur les placers. Ils tentent d’abord d’en chasser les Chinois. Puis une véritable guerre meurtrière est déclenchée contre les chercheurs chiliens. L’assemblée de Californie vote une taxe en 1850 pour tous les mineurs étrangers  : une licence de 20 dollars par mois pour prospecter.

Les utopistes français de San Joaquin prennent les armes contre la taxe, décrétant « qu’ils n’avaient pas fait tomber la monarchie à Paris pour se plier aux ordres de quelques Yankees »  [6]. C’est la révolte de Mokelumne Hill  : 2 000 Français se replient dans les hauteurs, s’organisent militairement et s’affrontent aux Vigilantes. Ils renonceront à leur projet et ne seront pas poursuivis, ils seront même réarmés, tandis qu’en 1852 la taxe passe à trois dollars, réduction qui ne s’appliquera pas aux chercheurs d’or chinois...  [7]

L’odyssée de Raousset-Boulbon

Les irréductibles Gaulois de la Sierra Nevada décident de quitter la Californie mais conservent leur rêve d’une république nouvelle  : ils partent s’installer au Mexique dans la région du Sonora où l’or se trouvera à profusion. Décidant d’y installer une colonie de peuplement, ces anciens quarante-huitards se mettent alors sous l’autorité du comte de Raousset-Boulbon, un colonialiste qui participa à la campagne de Kabylie au côté de Bugeaud.

Débarqué en Californie en 1850 et échouant comme prospecteur et commerçant, il fonde à Mexico une compagnie minière, la Compañia Restaudora del Mineral de Arizona, avec des capitaux mexicains et le soutien de l’ambassadeur de France. Le gouvernement mexicain l’autorise à explorer la Sonora et à y établir des mines, en échange il doit fournir des hommes pour les protéger des attaques d’Indiens. Les diplomates français au Mexique ne voient pas d’un mauvais œil la perspective d’une colonie, car la France a déjà des vues sur le Mexique qu’elle envahira dix ans plus tard.

Des Européennes devant un estaminet tenu par des autochtones.

Les autorités locales, mécontentes de voir débarquer des hommes en armes au lieu de simple prospecteurs, déclenchent les hostilités. Les Français battent l’armée mexicaine et marchent sur la ville d’Hermosillo mais, malades, devront être rapatriés en Californie. Raousset-Boulbon monte une deuxième armée et repart à la conquête du Sonora en 1854. Echec, il est fusillé le 12 août.

Ainsi s’arrêtent brutalement les rêves de nouveau monde des utopistes français chercheurs d’or... Le mythe de la Californie perdure durant le siècle  : en 1881, une Icarie fouriériste et saint-simonienne installée à Saint-Louis, attirée par la rumeur d’une popularité des idées socialistes à San Francisco, tente une nouvelle expérience en se relocalisant dans le comté de Sonoma. Fondée par Pierre Leroux (frère de Jules Leroux, inventeur du mot «  socialisme  ») et financée par Georges Sand, elle sera baptisée Icaria Speranza, puis sera dissoute le 3 août 1886 par la cour de justice du comté.

La destruction des peuples indigènes

La ruée vers l’or est une catastrophe pour les nations amérindiennes. En 1846, environ 150 000 autochtones peuplent la Californie. Ils et elles ne sont plus que 35 000 en 1860  : le nombre faramineux de nouveaux arrivants les chasse de leurs zones habituelles de chasse et de pêche. Ils répondent en attaquant les mineurs qui se vengent par des représailles meurtrières sur leurs villages « culminant dans un programme génocidaire qui emporta des milliers de vies »  [8]. Ceux qui survivent, sans accès à leurs ressources naturelles, meurent affamés. « Sur fond de rousseauisme et de romantisme [...] l’homme se bat contre la nature, c’est-à-dire contre l’Indien, sans se soucier des implications économiques et politiques de ce futur “paradis des fermiers” »  [9].

En 1846, environ 150 000 autochtones peuplent la Californie. Ils et elles ne sont plus que 35 000 en 1860. Les immigrants les ont chassés de leurs zones de chasse et de pêche.

L’ébullition politique en Californie conduit à l’élaboration d’une constitution et à la création d’un État qui accélère la colonisation et la destruction des peuples indigènes, notamment par la construction du chemin de fer depuis Sacramento vers l’est.

Ça n’est pas la seule fois dans l’Histoire que des utopies socialistes auront renforcé des processus coloniaux  : les kibboutz en Palestine, la création de coopératives ouvrières pour peupler des territoires coloniaux européens... La leçon à en tirer est de se méfier, encore aujourd’hui, les possibles instrumentalisations d’expériences autogestionnaires, motivant en réalité des entreprises colonialistes et impérialistes.

Nicolas Pasadena (UCL Montreuil)

[1Michel Le Bris, La Fièvre de l’or, La Découverte,1988.

[2L’or présent dans les alluvions, par opposition à l’or trouvé dans une veine rocheuse

[3Michel Le Bris, op. cit.

[4Michel Le Bris, La Porte d’or, Grasset, 1986.

[5Michel Le Bris, Quand la Californie était française, Le Pré aux Clercs, 1999.

[6« Ruée vers l’or : quand les Français font souffler un vent de révolution sur “Moke Hill” »,Le Monde, 24 juillet 2020.

[7Ibidem

[8James J. Rawls, Richard J. Orsi, A golden state : mining and economic development in Gold Rush California, UC Press, 1999.

[9Philippe Jacquin, Le Mythe de l’Ouest, Autrement, 1993.

 
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