Bicentenaire de sa naissance

Proudhon, fondateur de l’anarchisme ?




À l’occasion des deux cents ans de la naissance du militant et théoricien bisontin. Michael Paraire se penche sur l’influence mésestimée de la pensée de Proudhon sur le mouvement ouvrier et le mouvement anarchiste naissant en France et au-delà.

Oublié, effacé, gommé, refoulé, délaissé, ignoré, rejeté, voilé, éclipsé, caché, escamoté, dissimulé, estompé, censuré... tel est le sort fait par notre époque à Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) fils d’un artisan pauvre, ouvrier typographe autodidacte, élu député par la classe ouvrière en 1848, habitué des geôles de Napoléon III, ami de Bakounine et de Gustave Courbet.

Il y a plus de cent ans, L’Encyclopédie du XXe siècle consacrait à Proudhon quatre pages pleines, le qualifiant de « père du socialisme français », de «  plus grand philosophe français après Rousseau » et de « plus éminent penseur du XIXe siècle français ». Comment une figure aussi importante, dont l’œuvre était équivalente en volume et en influence à celle de Victor Hugo, a-t-elle pu disparaître à ce point de la mémoire collective ? Pourquoi les militant anarchistes eux-mêmes méconnaissent-ils souvent l’œuvre de celui qui fut leur premier grand théoricien ?

Une mémoire effacée

C’est que Proudhon eut de puissants ennemis. La droite catholique voyait en lui l’antéchrist, le quarante-huitard, le révolutionnaire professionnel, le fossoyeur de la religion. C’est pourquoi, sous l’Occupation, les bibliothèques municipales et les librairies furent systématiquement expurgées. Proudhon devint un auteur introuvable. À la Libération, le PCF lança, à son tour, une campagne de dénigrement. Victime d’une double interdiction de lecture, Proudhon disparut lentement de la mémoire intellectuelle française. On trouve encore les traces de cet ostracisme dans l’Université contemporaine, où l’enseignement de sa philosophie est totalement absent. Dénoncé par Thiers, le massacreur de la Commune, comme « l’auteur le plus haïssable de France » et par Marx comme un socialiste confus, Proudhon, mort trop tôt, s’est vu accablé de tous les maux et n’a pas pu se défendre.

Proudhon et ses enfants, par Gustave Courbet (1865)

À l’heure néanmoins, où les systèmes socialistes autoritaires se sont effondrés, où le marxisme-léninisme n’a plus depuis longtemps la mainmise sur le débat intellectuel français, où il s’ouvre même à la pensée libertaire, de manière tactique, pour rénover son discours, il devient plus aisé de reconsidérer l’apport de Proudhon au mouvement révolutionnaire – n’oublions pas par exemple que la majorité des délégués de la Commune de 1871 étaient proudhoniens – et d’examiner avec sérieux ce qu’il a plus particulièrement apporté au mouvement anarchiste.

Une critique fondatrice

La pensée anarchiste repose sur plusieurs principes qui peuvent être résumés de façon relativement simple : antireligion, anticapitalisme, anti-étatisme, anti-autoritarisme, fédéralisme politique et économique. Or qui est le fossoyeur de la théorie capitaliste dont il dénonce, le premier, les contradictions internes et élabore la théorie de l’extorsion de la plus-value ? C’est Proudhon avec son mémoire intitulé Qu’est-ce que la propriété ? (1840). Qui participe à la révolution de 1848 et imagine la création d’une banque d’échange dont le but est l’abolition de la monnaie, du salariat, la suppression de toute prise d’intérêt et de toute réalisation de profit dans le cadre des structures d’échange entre les individus ? C’est Proudhon avec sa théorie du crédit à taux zéro et de la banque mutualiste exposé dans Solution du problème social (1848).

Qui développe le concept d’anarchie, entendu en son sens positif, dans son premier mémoire de 1840 et propose le remplacement des forces politiques étatisées par des forces collectives sociales et économiques autogérées en 1848 ? Qui définit dans son journal La Voix du peuple, dès 1849, l’anarchie comme « forme des sociétés adultes » et déclare « notre idée de l’anarchie est lancée. Le non-gouvernement grandit comme jadis la non-propriété » ? Qui imagine un nouveau contrat social égalitaire, juste, réciproque, « synallagmatique », en remplacement des modèles juridiques des contrats sociaux autoritaires ? C’est Proudhon dans Idée générale de la révolution au dix-neuvième siècle (1851). Qui est le penseur français antireligieux par excellence au XIXe siècle ? C’est encore Proudhon avec son livre De la Justice dans la révolution et dans l’Église (1858) où il prône l’abolition de toutes les formes de pensée et d’organisation ecclésiales au profit des formes égalitaires, anti-hiérarchiques. L’ouvrage représente, du reste, une véritable somme contre le christianisme au point que les idéologues de l’Église se trouveront dans l’obligation de l’étudier pour le réfuter et que le pouvoir bonapartiste le fera censurer et condamner.

Qui par ailleurs est le premier théoricien du fédéralisme entendu non pas seulement comme libre association des communes mais comme point de jonction entre l’industrie et la campagne, l’ouvrier et le paysan, « la Sociale des cités et la Marianne des champs » ? C’est Proudhon dans Du Principe fédératif (1863) et De la Capacité politique des classes ouvrières (1865). Enfin, qui pose les bases du refus de toute participation aux élections lorsqu’elles sont truquées, dévoyées par le pouvoir bonapartiste, détournées par le système du féodalisme capitaliste, manipulées par ceux qui font et défont les cartes électorales ? C’est encore lui dans Les Démocrates assermentés et les réfractaires (1863), ouvrage qui lorsqu’on le relit aujourd’hui paraît d’une actualité toujours brûlante. Décidément, l’histoire bégaye... Notons au passage que dans ce texte, l’auteur des Confessions d’un révolutionnaire ne condamne pas la démocratie ou le suffrage universel en eux-mêmes mais leur manipulation par les intérêts du capitalisme et de l’État bourgeois.

Très lu par les anarchistes

On sait que Proudhon a eu une influence directe et déterminante sur le mouvement ouvrier français. Mais vis-à-vis du mouvement anarchiste, qui naît rappelons-le, environ quinze ans après sa mort, on le présente tantôt comme un précurseur, tantôt comme un penseur ayant eu une influence indirecte, via Bakounine. Qu’en est-il exactement ?

Posons-nous alors la question suivante : de qui Bakounine devient-il l’ami intime à Paris dans les année 1840 ? De Proudhon. Qui est l’auteur socialiste révolutionnaire le plus traduit en Russie au XIXe siècle, au point par exemple que Tolstoï intitule son roman Guerre et Paix en hommage à l’un de ses ouvrages, et que Dostoïevski le cite dans Les Frères Karamazov ? Proudhon. Qui Kropotkine a-t-il lu dans sa jeunesse ? Proudhon et Bakounine. Qui reconnaît-il pour « père de l’anarchisme » au procès des anarchistes de Lyon en 1883 ? Proudhon. Enfin de qui l’anarchiste Émile Pouget, figure éminente de la CGT syndicaliste révolutionnaire entre 1901 et 1909, se réclame-t-il dans sa brochure L’Action directe ? De Proudhon. L’auteur de Philosophie de la misère a donc bien joué un rôle essentiel dans la construction idéologique de ceux qui seront les organisateurs, les théoriciens et les propagandistes les plus efficaces de l’anarchisme au tournant du XXe siècle.

Ce que lui doit la Révolution espagnole

Un autre exemple devrait finir de nous persuader du rôle de la pensée de Proudhon, c’est celui de la Révolution espagnole (1936-1939), dont toute l’œuvre constructive, la collectivisation agraire en Aragon, dans le Levant, en Castille et la collectivisation industrielle en Catalogne, tout son fonctionnement fédératif, mutualiste, prend ses racines dans la pensée proudhonienne enrichie, bien entendu, de celle de Bakounine, de Kropotkine et de l’expérience des luttes sociales dans ce pays. Mais on voit apparaître clairement dans les décrets de collectivisation les termes qu’utilisait Proudhon dans Solution du problème social (1848) : « comptoir d’échange », « bon de travail », « abolition de la monnaie », « abolition des loyers », « contrôle statistique de la production »... De même la tolérance dont les révolutionnaires ont fait preuve dans leur entreprise de collectivisation à l’égard des petits paysans individualistes ou de certains petits commerçants (ceux qui n’étaient pas suspects de soutien au fascisme) témoigne de l’influence positive de la pensée proudhonienne. C’est parce qu’ils avaient lu Proudhon que les révolutionnaires espagnols ont su éviter la catastrophe d’une mise en place autoritaire de la collectivisation des terres, de l’industrie et de la communalisation des services, à l’opposé de ce qui fut fait en Russie soviétique [1].

La part d’ombre

Est-ce à dire que Proudhon, premier grand théoricien de l’anarchisme, ne fut exempt d’aucune faute politique ? Assurément non. Proudhon, comme d’ailleurs bien des philosophes et des hommes de lettres de son époque, à l’exception notable de Flora Tristan, a cédé à certaines sirènes dont il aurait mieux valu ne pas entendre le chant. C’est ainsi que l’on trouve chez lui une critique très virulente des femmes libres, de George Sand par exemple dans De la justice dans la révolution et dans l’Église où il se montre d’un conservatisme odieux, rappelant les accents paternalistes et rétrogrades d’un Auguste Comte.

De même, il laisse échapper dans certains de ses textes et notamment dans les carnets de la période 1845-1847 – non destinés à la publication – des imprécations haineuses contre les Juifs. Son homophobie atteint par ailleurs une telle violence irrationnelle que Daniel Guérin, intrigué, émet l’hypothèse d’une homosexualité refoulée dans la douleur [2]. Néanmoins ces haines intimes ne constituent pas le cœur de sa philosophie. Elles n’en sont que des éléments périphériques excentrés. Elles sont surtout en totale contradiction avec sa théorie de la justice, son socialisme révolutionnaire, égalitaire et libertaire, sa théorie de l’anarchie positive comprise comme abolition de toutes les formes de hiérarchies, de discrimination et d’exploitation.

Une lecture plurielle

Pour finir, l’œuvre de Proudhon a parfois été desservie par ceux qui s’en sont réclamé après sa mort. La tendance « proudhonienne » animée par l’ouvrier Tolain au sein de la Première Internationale, ne s’est distinguée que par son attachement à la propriété privée, avant de se disloquer sous la double pression de Marx et de Bakounine. Proudhon s’est également vu récupéré par des penseurs forts éloignés de l’anarchisme, du réformiste parlementaire Jaurès au nationaliste Maurras, fondateur de L’Action française qui créa un « Cercle Proudhon » pour séduire les milieux syndicalistes révolutionnaires. Mais est-on responsable, par-delà la tombe, de sa postérité ? Rousseau est-il coupable de la Terreur instituée en système de gouvernement par Robespierre ? Peut-on imputer à Marx la trahison de la l’Internationale en 1914 ?

Alors, Proudhon fondateur ou pas de l’anarchisme ? Assurément du point de vue des idées il fut le fondateur au sens où un architecte dessine les plan d’une maison et pose ses fondations, mais force est de reconnaître qu’il fut aussi et surtout l’initiateur et que la suite de la maison anarchiste fut édifiée par d’autres. Proudhon a mis le premier coup de pioche pour défricher la théorie anarchiste. Il n’est pas une fin mais un commencement.

Michael Paraire


UN SOCIALISTE ATYPIQUE

15 janvier 1809 : Pierre-Joseph Proudhon naît à Besançon, d’un tonnelier et d’une cuisinière.

1821 : Il entre au collège de Besançon grâce à une bourse, mais doit l’abandonner pour travailler.

1827 : Il devient typographe et correcteur.

1840 : Proudhon s’installe à Paris et publie plusieurs ouvrages, dont Qu’est-ce Que la propriété ? Ses écrits, préconisant un système « mutuelliste » sont plus lus par les prolétaires eux-mêmes que ceux des autres socialistes.

1843 à 1848 : Il débat avec les différents courants socialistes, se lie avec Bakounine et s’attire les foudres de Marx (Misère de la philosophie, 1847)

5 juin 1848 : Il est élu député, mais ne participe pas aux Journées insurrectionnelles de juin.

31 janvier 1849 : Son projet de banque du peuple est institué, mais n’a pas le temps de se développer.

Mars 1849 : Condamné pour un article dans son journal La Voix du peuple, Il est emprisonné. La Voix du peuple doit s’arrêter en 1850.

1858 : Condamné pour De la Justice dans la révolution et dans l’Église, il se réfugie en Belgique.

1862 : Amnistié, il revient en France et écrit jusqu’à sa mort le 19 janvier 1865.


[1Augustin Souchy, L ’Œuvre constructive de la révolution espagnole, éditions CNT-FAI, 19317. Attesté également par Gaston Leval dans Espagne libertaire 1936-1939, La Tête de Feuilles, 1971.

[2Daniel Guérin, Proudhon oui et non, Gallimard, 1978.

 
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