Soudan : Les pétromonarchies téléguident la contre-révolution




La répression sanglante du 3 juin a marqué un tournant. Au flux ascendant de la mobilisation populaire a succédé une situation mouvante. Le peuple pleure ses morts, mais continue de réclamer le départ de la junte militaire aux ordres de Ryad et d’Abou Dhabi.

L’euphorie n’est plus de mise : le peuple de Khartoum sait désormais que la junte militaire veut se maintenir coûte que coûte. Pour l’heure, la stratégie révolutionnaire reste fondée sur les manifestations pacifiques et la désobéissance civile. Mais, comme en Syrie en 2011, qu’adviendra-t-il si les forces armées se livrent à de nouveaux carnages ?

Le Soudan est dominé par une oligarchie islamo-militariste dont la clef de voûte a été, pendant trente ans, le général Omar el-Béchir. Bras armé des Frères musulmans pendant dix ans, il s’est ensuite émancipé de la confrérie pour se mettre à son compte… et à celui des divers clans mafieux qui ont phagocyté l’appareil d’État, s’enrichissant grâce aux exportations de pétrole, d’or, mais aussi de mercenaires. Pilier de la Chinafrique, le Soudan envoie en effet ses soldats au Yémen, où ils servent de piétaille aux états-majors émirati et saoudien, et en Libye, au côté du maréchal Haftar, avec l’appui du parrain égyptien.

Les deux oligarques soudanais qui ont le plus fait parler d’eux ces derniers temps sont les généraux Abdel Fattah al-Burhane et Mohammed Hamdane Daglo, dit « Hemetti ». Le second a dirigé les fameuses milices Jandjawids qui avaient « pacifié » la région du Darfour en 2004-2006 au prix de 200 000 morts. Depuis 2013, les Janjawids ont accédé à la respectabilité en devenant un corps régulier, gratifié d’un sigle officiel – FSR, pour Forces de soutien rapide. Mais ils n’ont pas changé de méthode : tuerie, viol, pillage.

Le 11 avril, après plusieurs semaines de protestation populaire, Omar el-Béchir a donc été destitué par l’armée. Avec d’autres oligarques, Al-Burhane et Hemetti ont alors formé une junte militaire (« de transition » bien sûr). Les pétromonarchies du golfe les ont adoubés, et leur ont livré l’armement nécessaire à une reprise en main de la situation.

Un air de place Tahrir

Leur problème, en effet, est que le soulèvement populaire ne retombe pas. Des semaines après la chute d’El-Béchir, le vaste sit-in révolutionnaire auto-organisé à Khartoum continuait d’attirer des milliers de personnes réclamant le départ de la junte. Un forum démocratique et populaire rappelant celui de la place Tahrir, au ­Caire, huit ans auparavant.

A Khartoum, en avril 2019, la foule écoute le discours d’Alaa Saleh, une révolutionnaire de 22 ans.
cc Lana H. Haroun

Le pouvoir a donc tenté d’en finir. Le 31 mai, il a mis sur pied une manifestation contre-révolutionnaire. Des milliers de villageois des alentours ont été acheminés à Khartoum en autocar. On les fait défiler au cri de « Le pouvoir à l’islam ! Le pouvoir à l’armée ! » en brandissant des portraits d’Hemetti et d’Al-Burhane.

Le 3 juin, les FSR sont entrés en action, dévastant le sit-in dans une débauche de violence – plus d’une centaine de morts. La population de la capitale, jusque-là relativement épargnée, a brusquement découvert une minuscule parcelle de la barbarie dont l’État soudanais avait été capable dans les régions périphériques et « non civilisées » du Darfour et du Sud-­Soudan.

Passé ce choc, les associations qui mènent la lutte ont déclenché une grève générale qui a duré trois jours. Les Janjawids, eux, paradent en armes dans les principales artères, mais le calme revenu est trompeur. Leurs pick-ups ne pénètrent pas dans les rues encaissés des quartiers de Khartoum, où ils sont haïs, et où des rassemblements contestataires continuent de surgir, la nuit, à quelques dizaines de mètres des tueurs.

Guillaume Davranche (UCL Montreuil)

 
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