Histoire

1937 : « Entartete kunst », art dégénéré ou art dangereux ?




En 1937 l’exposition « Entartete Kunst » ou d’Art dégénéré se tenait à Munich avant d’être montrée dans onze villes allemandes. Revenir sur cette exposition nous permet de réfléchir à la place de l’art et à son rôle de contre-pouvoir, mais aussi à interroger les discours droitiers de la décadence, de la dégénérescence et du contrôle de l’art et de la culture. Cette dégénérescence qui trouve son origine dans l’interpénétration des cultures et l’émancipation des arts.

Le concept de dégénérescence, prisé par les nazis, se retrouve dans le Traité des maladies mentales de Bénédict Morel (qui explique l’hérédité des maladies mentales et la dénaturation de l’espèce) mais aussi dans les travaux de Cesare Lumbroso et Max Nordau. Pour le premier, les criminels pouvaient être détectés par leur physique et leurs traits de caractère, et cela, dès la naissance  [1]. Criminalité qu’il mettait en lien avec son histoire de la dégénérescence où, pour lui le blanchissement de la peau était la marque de l’évolution humaine ou de sa stagnation  [2].

Nordau, pionnier du sionisme, s’empara du concept de dégénérescence pour l’adapter à l’Histoire de l’art. Pour lui, l’art contemporain comme la littérature contemporaine était l’œuvre d’hommes corrompus qui avaient perdu la maîtrise d’eux même, car le monde moderne les avait affaiblis. Il pathologise ainsi la littérature et les arts, pour démontrer qu’ils sont le signe d’une maladie mentale, d’une dégénérescence qui allait détruire la civilisation allemande et sa culture. 

Dans une Europe rongée par l’antisémitisme, que l’on retrouve notamment chez Hegel ou Kant. Les théories conspirationnistes que l’on peut en partie imputer à la diffusion des Protocoles des Sages de Sion vont permettre d’accuser les Juifs et Juives de créer une décadence culturelle, afin d’empoisonner l’esprit et de détruire l’identité de la nation. L’ouvrage de Spengler, Le déclin de l’Occident (1920), va faire de la décadence et de la dégénérescence le produit de l’hybridation culturelle.
Cette exposition a alors pour but d’effrayer, de dégoûter, mais aussi de faire passer ces artistes pour des terroristes contre lesquel·les il faut lutter. Des courants comme le Fauvisme, l’impressionnisme, sont alors accusés d’être trop proches, manipulés par des Juifs. Le cubisme et ses formes inspirées par l’art extra-occidental, dénaturerait l’âme aryenne, le suprémacisme et le constructivisme d’être de l’art judéo-bolchévique. Même le futurisme, dont on connaît le lien très fort avec le fascisme y passe.

Affiche de « publicité » pour l’exposition Entartete Kunst de Berlin (Entartete Kunst , exposition de la NSDAD à la Haus der kunst, à prix réduits, billets ici) Berlin, 1938.

Une traque obsessionnelle de la dégénérescence

À cet art dégénéré, le régime oppose un classicisme qu’il trouve dans les triglyphes des temples doriques. On peut y voir ici le mythe de la cabane primitive de Laugier (1753) [3] reprise par Gottfried Semper et qui est encore présente dans les livres d’école et quelques musées.
Selon cette théorie les peuples du Sud seraient restés dans des huttes, quand ceux du Nord auraient développé ces cabanes jusqu’à l’architecture dorique. Style considéré comme la marque de la plus haute évolution et dont le motif du triglyphe serait un symbole de la poutre porteuse de la cabane.

Cette théorie, pierre angulaire d’une histoire de l’art évolutionniste et raciste, complète les pseudo-études de philologie sur lesquelles s’appuie l’idéologie d’Arthur de Gobineau [4].
La dégénérescence de l’architecture se retrouvant notamment en Rome antique, où les « caractères du Sud » auraient causé la décadence éloignant toujours plus les pays latins de l’évolution. Ainsi, les hybridations culturelles qui se manifestent dans les arts et notamment l’architecture seraient la partie visible de la dégénérescence du « peuple aryen ».

Une histoire de l’art racialiste et évolutionniste

En cela, cette notion d’art dégénéré sans se confondre avec celle de la décadence, est inspirée des spéculations de Montesquieu et autres Nietzsche. C’est ce qui permet de reprendre la métaphore organiciste « Les individus vieillissent, les espèces dégénèrent, les États périclitent », où cette fois, il s’agit d’une dégénérescence des races à l’origine du déclin de la nation. La décadence et les principes darwinistes de la sélection naturelle sont ainsi utilisés par les théories racistes et xénophobes.

© BPK, Berlin, Dist RMN - Grand Palais - image BPK
Ouverture de l’exposition le 19 juillet 1937. Trois œuvres d’Otto Mueller « Adolescent devant deux figures debout », « Bohémiens devant une tente », « Trois femmes ».
© BPK, Berlin, Dist RMN - Grand Palais - image BPK

C’est ce que l’on retrouve dans la théorie, ou plutôt dans le pamphlet réactionnaire d’Adolf Loos qu’est Ornement et Crime, publié en 1908 [5]. Loos y explique notamment que l’ornement n’est pas un crime pour un Papou, qui pareil à un enfant moderne de deux ans, se tatoue et mange ses ennemis, quand l’ornement pour un homme moderne est un crime ainsi que la marque d’une dégénérescence avant de s’exprimer pour une épuration des formes. Lutter contre la dégénérescence de l’art permet ainsi de préserver la nation contre la dégénérescence d’un art étranger, qu’il s’agisse du cubisme français ou de l’art nouveau belge. 

Entartete Kunst – Dada
Ouverture de l’exposition le 19 juillet 1937. Carte postale de 1937

Si les nazis frappent aussi fort, c’est qu’ils estiment que l’art modèle « inconsciemment et de façon active la masse du peuple ». C’est ce que l’on retrouve dans les thèses de Platon (La République) qui explique que l’art peut être un danger pour la cité. Ainsi, l’État doit contrôler l’art, pour « empêcher les malformations ». Ces malformations qui auraient court depuis le XIXe siècle, où l’art s’est émancipé de l’académisme et donc des normes.

L’art comme danger émancipateur

Quand le Constructivisme et le Bauhaus se servent des arts appliqués, pour produire un art pour tous, préfiguratif d’une société égalitaire.

D’autres courants et collectifs comme DADA permettent de repenser le réel et par leur antimilitarisme offrent un espace de contestation dans une société où la guerre impose silence et solidarité.

Ainsi en plus d’être une dégénérescence, l’art pouvait être un danger pour les nazis. Cet art jugé « impur » qu’ils nommaient anti-art, était à la fois la marque d’une « dégénérescence » mais pouvait aussi être une étincelle. Car l’art, qu’il soit plastique ou appliqué, dès lors qu’il porte un message émancipateur ou qu’on puisse lui faire porter ce message devient un danger pour l’ordre. C’est aussi pour cela, qu’au-delà du nazisme, les communistes firent la chasse aux artistes qui, assimilées aux intellectuelles, durent fuir, quand ils ne moururent pas dans les camps et goulags.

Sarah, chercheuse en Histoire de l’art

[1Il fonde sa thèse sur le « criminel né » à partir d’études craniologiques et phrénologiques, tout en cherchant à prouver le caractère héréditaire des criminels.

[2Si pour lui les hommes noirs étaient des criminels en puissance du fait de leur « non-évolution », il justifiait le faible taux de criminalité des femmes par leur moindre intelligence et leur passivité naturelle.

[3Que Laugier établît à partir des textes de Vitruve, ce qui permet de donner une généalogie à sa théorie, généalogie qui sert d’argument d’autorité pour les penseurs racistes.

[4En s’appuyant sur la philologie et l’histoire de l’art, les nazis pensaient avoir des ancêtres grecs. L’origine du peuple aryen se trouverait ainsi en Inde, ce qu’ils appuient sur la construction des langues indo-européennes et qu’ils essaient de confirmer, comme d’autres avant eux.

[5Réédité en 1920 par Le Corbusier dont les idées et accointances d’extrême droite sont souvent effacées.

 
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