Pleins feux

Mégabassines : Le dessous des eaux




En amont de la manifestation contre les bassines le 25 mars dans les Deux-Sèvres, un article sur la perception de l’eau dans nos sociétés modernes. S’appuyant sur un texte du philosophe Ivan Illich (1926 - 2002), cet article cherche à expliquer comment l’eau même, en tant qu’élément, s’est transformée d’un bien commun en un bien commercial et technique, à la fois dans son état physique, mais aussi dans l’imaginaire des citoyennes.

Bruxelles, 8 h 23. Sous un ciel lumineux, une foule s’agrège devant le Manneken-Pis. Venues de pays lointains, certaines sont émerveillées, d’autres, sans doute déçues. Il est après tout, petit. Les regards se fixent d’abord sur le petit bonhomme, perché sur son podium culminant, avant de se tourner vers la fontaine en dessous. Une bassine d’eau construite en pierres noircies reflète les rayons du soleil levant. L’eau placide n’est que légèrement perturbée par le petit jet de pisse qui sort de la statue en bronze. Ce jet qui alimente la ville en cet élément le plus basique, le plus indispensable à la vie terrestre. L’eau, ce miroir de notre civilisation. Toujours capable d’attirer les êtres humains.

« L’eau peut être un ruisseau plaisant… »

La petite source d’eau, cachée dans une allée bruxelloise discrète, témoigne notre rapport ondoyant à l’eau. Le philosophe Ivan Illich nous dit que l’eau est « un miroir en perpétuelle évolution. Ce qu’il dit reflète les modes de l’époque  ; ce qu’il semble révéler […] cache les choses en dessous » [1]. A l’origine, le Manneken-Pis fut une source d’eau pour les habitantes du quartier, abreuvant tous ceux qui venait boire, sans distinction. Le motif d’un garçon urinant remonte à l’Antiquité, symbole de la fertilité, une notion qui se retrouve dans toutes les cultures du monde. Ce n’est pas un hasard si Manneken-Pis aurait sauvé la ville d’un incendie en urinant sur les flammes. L’eau : donneur, sauveur de vie. Pourtant, à 200 km au nord de Bruxelles, la ville néerlandaise de Haarlem doit être sauvée des eaux implacables. Un petit garçon, voyant une fuite dans la digue, bouche le trou avec son doigt. Partout sur la planète où l’eau s’entrecroise avec la société humaine les histoires décrivent cette nature double. Illich nous rappelle que l’eau se caractérise souvent par une dualité. Des jumeaux. L’eau peut être un ruisseau plaisant peu profond comme elle peut représenter l’abysse, la caverne sous marine du Kraken. Le fait que ce ne soient plus des habitantes qui s’approvisionnent en eau sous le regard bienveillant de Manneken-Pis, mais des touristes se prenant en photo, incarne sa dualité moderne. L’eau n’est plus pensée comme une chose essentielle à la vie. Elle est aussi une commodité, capable de générer du capital.

« ...comme elle peut représenter l’abysse »

Main en main avec la gravité, l’eau ruisselle où elle veut, quand elle veut. Elle est inexorable. Et puis arrive l’humain. Alors que l’eau fut libre de parcourir les paysages sur terre pour quelques milliards d’années, la naissance de l’agriculture transforme les flux d’eaux. Elle doit être maîtrisée. Contrôlée. Les humains aussi, d’ailleurs. L’apparition de l’agriculture a façonnée notre société moderne et a jeté les bases des inégalités existantes. L’agriculture est par nature comme l’eau, dualiste. La différence ; les modèles agricoles modernes reposent sur des choix humains, des choix politiques. Et ces choix ont tous un effet sur le regard que nous portons sur l’eau.

« L’eau [...] n’est plus une source de vie... »

Pour Illich, la dualité hydrique moderne s’explique ainsi : l’eau et le H2O sont devenus des objets opposés. L’eau n’a plus son pouvoir mystique, son pouvoir nourrissant qu’elle avait dans les sociétés traditionnelles. Source de vie. Elle est devenue « une ressource qui nécessite une gestion technique ». Une simple substance chimique. Cette transformation est au cœur du conflit des Bassines. Il ne suffit plus de récupérer, de canaliser l’eau, comme l’ont fait les générations passées en creusant les canaux du Marais Poitevin. Elle doit être appropriée, afin de garantir la production agricole future. Une cabale d’hommes, se positionnant comme les garants de notre sécurité alimentaire, proposent de sauvegarder cette substance si précieuse en l’apprivoisant. En l’enfermant dans des grands trous bâchés. Pour Illich, la maîtrise totale de l’eau, sa désinfection au chlore pour éliminer toutes formes de vie, et par conséquence, le traitement contre toutes formes de poisons introduit par les humains, la transforme en une « détergente industrielle et technique, un produit toxique ». L’eau, pour ces agriculteurs, n’est plus une source de vie. Elle est un engrais comme les autres. Une simple molécule, sans laquelle leurs plantes uniformisées ne peuvent croître.

« ... Elle est un engrais comme les autres. »

En face, marchant bras-en-bras vers un mur bleu de CRS, sont ceux et celles qui veulent libérer l’eau de cette prison technique. Grâce à l’action d’un mouvement déterminé, une source de vérité jaillit. Les luttes pour l’eau qui se déroulent actuellement en Deux-Sèvres et dans d’autres endroits en France font partie de ces choses cachées dont Illich parlait. Cachée non dans le sens qu’elles n’apparaissent pas dans la presse – Sainte-Soline a déjà tout changé – cachée dans le sens où ce conflit révèle la mutation profonde que notre société est en train de vivre. Le changement climatique, un environnement en décomposition, pousse des gouvernements partout dans le monde à limiter les droits individuels et collectifs au nom de la préservation du « bien-commun ». Nous, en tant que population, sommes pour la plupart du temps prêtes à faire « des sacrifices ». L’acquiescement de la population, qui joue sur les craintes et sur l’empathie innées chez l’humain, est un des outils les plus efficaces des gouvernements technocratiques modernes. Les crises successives liées au changement climatique  ; les méga-feux, les inondations, les sécheresses, cette ère qu’on appelle la « permacrise », entraînera sans doute une déperdition de libertés dans les années à venir. Avec le consentement tacite de la population. C’est déjà le cas lorsque nous acceptons de réduire notre usage d’eau en période de sécheresse.

Mais ce consentement ne s’applique pas à tout le monde. Malgré l’hiver le plus sec de l’histoire en Deux-Sèvres, des restrictions d’eau dès le printemps, les Barons des Bassines ont eu des dérogations pour remplir leurs cuves à eau avec l’eau souterraine. Pourquoi  ? Parce qu’ils nourrissent la France. Parce que la Guerre en Ukraine menace la sécurité alimentaire. Autrement dit, ils assurent le « bien-commun ». Un estomac rassasié.
L’usage de l’eau montre la dualité de nos systèmes agricoles, de nos systèmes politiques. Le Marais Poitevin est le Manneken-Pis deux-sèvrien. L’embarcadère de Coulon sous un soleil d’été  ; des foules s’agrègent devant les rebords de fenêtres ornés de géraniums multicolores. Derrière eux, les eaux de la Sèvre niortaise coulent paisiblement, attirent les regards, les portables et les caméras, pendant que l’H2O, qui coule sous leurs pieds, est silencieusement pompée vers les mégabassines autour.

Soyons nombreux et nombreuses ce 25 mars. No Bassaran.

Niels (UCL Angers)

[1I. Illich, « H2O and the waters of forgetfulness », 1985, Dallas Institute of Humanities and Culture (traductions par l’auteur de l’article)

 
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