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Elections municipales en Turquie : Une victoire menacée ?




Le 31 mars 2024 ont eu lieu en Turquie des élections locales. Le DEM Parti a lancé un appel à des délégations internationales pour venir observer le processus électoral afin d’en dénoncer les fraudes prévisibles. Ces dernières ont bien eu lieu mais la justice turque, comme l’Europe, restent sourdes.

Quatre-vingt-deux villes remportées par le DEM Parti (anciennement HDP, parti pro-kurde), c’est seize de plus qu’en 2019. Le soir de l’élection, l’ambiance est à la fête : le parti kurde récupère de nombreuses mairies tandis que l’AKP (parti islamo-conservateur du président Erdoğan) échoue largement dans le reste de la Turquie, dont Istanbul et Ankara. Via le déplacement de milliers de soldats pour les faire voter pour l’AKP dans les zones à majorité kurde, les fraudes sont parvenues à faire pencher la balance en faveur de l’AKP dans onze localités.

Alors que le DEM Parti a demandé l’annulation des élections pour cause de fraudes dans plusieurs municipalités, la Cour électorale n’a pas donné suite. Par contre, 48 h après le scrutin, elle a déclaré inéligible le co-maire DEM de Van, Abdullah Zeydan, élu à plus de 55% des voix, pour mettre en poste le candidat de l’AKP n’ayant récolté que 27% des votes. Abdullah Zeydan a déjà été arrêté et sanctionné d’inéligibilité en 2016, alors qu’il siégeait au Parlement (pour le HDP). La raison : avoir dénoncé les bombardements de l’armée turque dans le Sud-Est du pays. Grâce à des mobilisations massives dans de nombreuses villes du Bakûr (Kurdistan turc), l’élection A. Zeydan avait finalement été validée. La répression avait été violente, les manifestantes et manifestants avaient fait face aux violences policères, aux canons à eau militaires et à de nombreuses arrestations.

L’enjeu de ces élections locales était important pour la population kurde en Turquie, qui subit une occupation coloniale de la part de l’État Turc. En 2015, la jeunesse kurde à Diyarbakır / Amed (capitale historique du Kurdistan) s’était soulevée pour réclamer l’autonomie de certaines villes kurdes. Les mois d’affrontements violents entre l’appareil militaire turc et les combattantes et combattants kurdes avaient fini d’enterrer le processus de paix entre la Turquie et le PKK [1]. Cette période a également marqué également la victoire du HDP dans les zones kurdes. L’AKP a alors redoublé sa politique coloniale, répressive et violente à l’égard des contestataires, à commencer par les kurdes. Au motif de la lutte contre le terrorisme, des milliers de fonctionnaires avaient été licencié⋅es, les organisations des femmes fermées, des milliers de militants et militantes politiques, de journalistes et d’élu⋅es du HDP emprisonné⋅es. 

Des élections sous contrôle politique 

En 2019 lors des dernières élections locales, sur 65 municipalités remportées par le HDP, 59 ont été mises sous tutelle et 83 co-maires du HDP ont été arrêté⋅es puis remplacé⋅es par des administrateurs turcs, des kayyum. Sur place, quand on demande aux membres du DEM Parti ce qui empêcherait Erdoğan de répéter la manœuvre à l’issue des élections, on répond avec espoir qu’il n’en a pas la légitimité et qu’il est vital de porter un projet émancipateur pour les kurdes. D’autres dénoncent la stratégie alternative déployée par l’AKP : liquider les biens et structures municipales et laisser derrière eux des dettes, pour entraver toute politique de transformation sociale du Dem Parti. La dette actuelle de la métropole de Mardin s’élève ainsi à 61 500 000 euros, soit quatre fois le taux d’endettement normalement permis.

Le jour des élections la présence militaire et policière dans le Bakûr, déjà massive habituellement, s’est encore renforcée. Dans la plupart des bureaux de vote, on trouve des policiers en armes. Peu importe que cela soit illégal tant cette situation est banale. Près de la frontière irakienne, la population raconte que les militaires ont bloqué l’accès aux villages et ont fait pression pour obtenir une photo prouvant leur vote AKP dans l’isoloir, en échange d’argent, de nourriture ou sous menace de perdre leur emploi.

Tous les candidats co-maires des différents quartiers de la ville de Diyarbakir, la veille de l’élection

Sur les routes, on peut voir des convois de milliers de soldats venir voter ensemble, parfois plusieurs fois. L’État turc défend que ces soldats sont postés près de la frontière et votent simplement là où ils travaillent. En réalité, ces déplacements ne laissent pas de doute quant à la planification de cette fraude pour faire pencher le scrutin en faveur de l’AKP dans les zones à majorité kurde. Certains soldats sont déplacés depuis Istanbul ou Ankara, d’autres sont postés dans la région, des deux côtés de la frontière pour y mener la guerre contre les forces du PKK dans les montagnes d’Irak. Le DEM Parti dénonce plus de 22 000 votes de soldats déplacés dans l’ensemble du Bakûr.

L’Europe complice de la répression contre les Kurdes

La veille des élections, les militantes et militants du DEM Parti expliquent à la délégation internationale l’enjeu de sa présence sur place : diffuser les preuves, produire un contre-rapport aux observations officielles faites par la délégation du conseil de l’Europe. Il est crucial de documenter les différentes fraudes constatées. Le lendemain, le chef de la diplomatie européenne, Josep Borrell, affirme que les élections se sont déroulées dans le « calme », le « professionnalisme » et « en faveur de la démocratie locale ». Rien de surprenant, la délégation européenne ne s’est rendue que dans les métropoles turques et, au Bakûr, uniquement à Diyarbakır.

Fermer les yeux sur ce que vivent les Kurdes est une spécialité européenne. Les médias occidentaux se focalisent sur la bataille pour Istanbul (perdue par l’AKP) et ne regardent pas à l’Est du pays. L’UE tient à préserver ses relations diplomatiques, et surtout commerciales, avec la Turquie, à qui elle a délégué la mission d’empêcher des réfugié⋅es d’arriver en Europe. La Turquie donne aussi le tempo au sein de l’OTAN : elle a levé son véto contre l’entrée de la Suède et la Finlande dans l’OTAN après avoir négocié la criminalisation sur leurs sols des militantes et militants kurdes, établi des accords d’extradition et obtenu la levée de l’embargo sur les ventes d’armes à la Turquie.

La France n’est pas en reste dans la répression du mouvement kurde en dehors des frontières turques. En moins de quinze jours, Firaz Korkmaz, Mehmet Kopal et Serhat Kültekin, trois militants kurdes, ont été expulsés de France vers la Turquie. Ces expulsions s’inscrivent dans la continuité de la répression des migrations par l’État Français, mais il s’agit bien ici d’expulsions politiques. La France sait pertinemment qu’ils devront affronter la prison, la torture et la privation de soins alors que deux d’entre eux ont des problèmes de santé. Ils ont de fait été tous les trois mis en détention dès leur arrivée à Istanbul. 

Face à ces attaques, soyons solidaires du peuple kurde. Contre l’invisibilisation de ce qui se déroule au Bakûr, soyons le relais des voix kurdes ! L’État turc continue sa sale guerre. Erdoğan a répété le soir des élections sa promesse de « sécuriser sa frontière avec l’Irak avant l’été », en d’autres termes de lancer une nouvelle offensive contre la guérilla du PKK, et prévoit toujours de prendre le contrôle d’un corridor de 30 à 40 km de large à l’intérieur des frontières du Rojava [2]. Les mois qui viennent seront décisifs.

Morgane (commission internationale) et Elsa (UCL Grenoble)

[1Parti pro-kurde, interdit et considéré comme une organisation terroriste par la la Turquie et plus globalement les pays membres de l’OTAN.

[2Voir l’article du 20 mars 20234, «  La Turquie prépare une nouvelle offensive contre les Kurdes  », sur Serhildan.org.

 
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