Histoire

L’affaire Couriau : 1914, Un comité d’action féminine syndicale pour l’auto-organisation au sein de la CGT (2/2)




La publicisation de l’affaire et les premiers débats autour de la question de la syndicalisation d’Emma Couriau et de la réintégration de son mari, Louis, au sein de la section lyonnaise du Syndicat du livre n’aboutiront pas à rétablir Emma dans ses droits. Début 1914, la militante syndicaliste et féministe Marie Guillot va alors s’emparer de l’affaire lui donnant une nouvelle dimension.

Suite de la première partie, publiée dans Alternative libertaire de Avril 2023.

Le comité central du Syndicat du Livre est mal à l’aise avec cette affaire Couriau qui est largement couverte par La Bataille syndicaliste, mais il ne peut se couper de sa section lyonnaise, l’une des plus importante et soutien indéfectible du comité central face aux syndicats d’orientation plus révolutionnaire. Dans une tentative désespérée de ménager la chèvre et le chou, le comité central met en avant une différence d’appréciation avec la section lyonnaise sur la question des statuts et de l’autonomie des sections syndicales, mais au nom du respect de cette même autonomie des syndicats, il reprend l’essentiel des arguments de la section lyonnaise. Finalement Louis Couriau sera réintégré mais pas Emma, son statut « d’épouse de » étant rédhibitoire. Un typographe syndiqué ne peux être marié avec une typote  !

Louis Couriau ne doute pas que c’est parce qu’il est identifié comme militant syndicaliste révolutionnaire que les foudres du syndicat se sont abattues contre son épouse et lui-même. Mais ce conflit politique entre deux tendances syndicales – révolutionnaires contre réformistes – révèle des conceptions opposées sur le statuts des femmes, non seulement dans le syndicat et plus globalement dans la société. Le caractère sexiste des arguments de la section lyonnaise est plus largement renseigné dans un article de Louis Couriau publié en juillet 1913 dans La Vie ouvrière, la revue fondée par Pierre Monatte et indépendante de la direction de la CGT.
Sexisme et lutte de tendances

Dans cette usine de fabrique de boîtes en fer blanc en 1905, hommes et femmes travaillent bien côte-à-côte pour le même patron. usine de Boudeville et Fontaine (Anet, Eure-et-Loire, 1905)

Il nous en apprend davantage sur les motifs de son exclusion : « On me fit connaître une décision par laquelle la section de Lyon avait rayé un confrère sous prétexte que malgré l’ordre qui lui en avait été donné, ce confrère continuait à faire travailler sa femme comme compositrice. Je répondis naturellement que ce n’était pas moi qui obligeait ma femme à travailler. Je ne me crois pas ce droit. D’ailleurs même en admettant que je veuille faire acte d’autorité dans mon ménage, ma compagne se refuserait obstinément à m’obéir. Elle prétend qu’on ne peut pas lui dénier le droit de travailler de son métier, que c’est une condition de vie et d’indépendance pour elle. » [1].

Qu’un mari ne veuille imposer des choses à sa femme, qu’une femme ne puisse obéir à son époux, voilà des concepts totalement étrangers à la section lyonnaise. Se faisant volontiers provocateur Couriau interpelle alors ses adversaires : « Que puis-je alors  ? Quel moyen employer pour l’obliger à ne rien faire  ? Je l’ai demandé au comité. On n’a pas su me répondre. J’ai parlé de la battre, de la mettre à la rue etc. Tous se sont récriés, il faut le dire à leur honneur. Alors ? » [2]. La réponse lui sera donnée quelques jours plus tard qu’il expose dans un nouvel article publié dans La Bataille syndicaliste en septembre 1913 : « Botinelli, en revanche lui demanda d’obliger sa femme à quitter le métier. Il me parla de persuasion et finalement me conseilla d’user du droit d’autorité que la loi confère au mari sur la femme. Voilà ce qu’un secrétaire de syndicat ose me proposer  ! Et il parle de moralité  !... » [3].

La question du travail et de la syndicalisation des femmes est un sujet qui cristallise nombre de débats au sein de la CGT, et tout particulièrement dans le Syndicat du Livre. Louis Werth, ouvrier typographe et ancien militant de la section lyonnaise, « ayant combattu [en 1906] la résolution qui a permis d’exclure Couriau » démonte méthodiquement, point par point, les arguments de la section lyonnaise. Il qualifie de « stupide et injustifiable » cet « antiféminisme ». Selon lui, et cette conception semble, heureusement, être partagée par nombre de syndicalistes révolutionnaires de son époque : « Au lieu de cette lutte ouverte contre les femmes, le Comité lyonnais (et l’on pourrait dire autant de tous les Comités qui ont « agi » contre les typotes) ne ferait-il pas mieux de grouper les aides rototativistes, les clicheurs et aides clicheurs, pour lesquels le repos hebdomadaire est mal ou n’est pas appliqué, dont la présence, dans certains journaux, atteint un nombre d’heures décevant. L’action isolée d’un seul de ces groupes d’ouvriers ne donnera rien, si elle n’est assuré de la solidarité des typos. Mais ces derniers ne trouvent et n’ont de l’énergie que contre les camarades typotes (qui ayant choisi ce métier tiennent à le garder) et contre les camarades typos qui les ont épousé ou qui les épouseront » [4].

Numéro de La Voix des femmes d’octobre 1917. Ce journal fut l’un de ceux qui participèrent à la campagne féministe en faveur de la réintégration d’Emma Couriau au sein de la section lyonnaise du Syndicat du Livre

Syndicalistes révolutionnaires

Si au sein de la CGT les syndicalistes révolutionnaires semblent soutenir fortement Louis et Emma Couriau dans leur combat, il n’en est pas de même pour tous les révolutionnaires. Louis Couriau déplore ainsi que « parmi ses adversaires acharnés » se trouvaient « même des anarchistes ». Mais ajoute-il aussitôt « ce n’étaient que des farceurs n’ayant d’anarchistes que le nom » [5]. Dans la presse anarchiste, l’affaire est évoquée dès l’automne 1913 dans les colonnes du Libertaire. L’hebdomadaire fondé par Sébastien Faure et Louise Michel en 1895, tandis que les premières « Lois scélérates » promulguées frappaient durement le mouvement anarchiste. Il se porte tout naturellement en soutien des époux Couriau et critique vis-à-vis de la section lyonnaise : « Tous les motifs que Ton invoque ne sont que des raisons de circonstance destinées à masquer le désir de supprimer la concurrence, de restreindre le nombre des confrères, de truster la production. On leur dit : le métier est trop pénible pour vous, camarades, si nous vous chassons de NOS ateliers, c’est dans votre intérêt... Tartuffes  !… Les typos lyonnais parlent d’immoralité, de la promiscuité dangereuse des hommes et des femmes  ! Dangereuse pour qui  ? Leur vertu est-elle donc si fragile qu’elle ne peut supporter la présence d’un jupon sans faiblir  ? Et les brocheuses, leurs voisines d’atelier cessent-elles d’être des femmes en n’étant pas des concurrentes  ? Ils invoquent l’hygiène insuffisante des ateliers. Ce qui ne vaut rien pour les autres leur convient donc  ? Pourquoi discuter, pourquoi ergoter  ? Ce qu’ils veulent, c’est l’élimination des concurrents, pas autre chose. Les femmes ont le droit de travailler partout ou elles peuvent exercer leur facultés et lorsque les typos obtiennent que les typotes soient chassées des ateliers, ce n’est pas le bon droit qui triomphe mais le biceps... » [6].

Pression pour les époux Couriau

Cette ligne « Le travail n’a pas de sexe » est celle qui est tenue par Le Libertaire qui porte alors une forte orientation syndicaliste révolutionnaire, volontiers critique vis-à-vis de la direction de la CGT. L’article du Libertaire montre la tartufferie des arguments de la section lyonnaise et par-delà la question de la syndicalisation des travailleuses et de la moralité, il y voit l’expression de la défense des intérêts d’un groupe particulier, prêt à tout, fut-ce en utilisant des arguments moralistes et sexistes. C’est d’ailleurs ce que semble confirmer Marie Guillot dans l’article qu’elle consacre à cette affaire dans La Voix du peuple, qui est l’organe officiel de la CGT, en avril 1914 : « On s’est trompé lourdement à Lyon lorsqu’on a cru qu’en obtenant le même tarif pour la femme que pour l’homme, les patrons préféreraient le travail de ce dernier. Il n’en fut rien. La désillusion fut grande alors que tous les bas sentiments humains se firent jour » [7].

Des féministes suppléent l’absence des syndicats

Si dans un premier temps l’affaire Couriau est portée sur la scène publique par les militantes syndicalistes révolutionnaires et publicisée ensuite par des libertaires dans leur presse respective, ce n’est vraiment que lorsque la militante syndicale et féministe, Marie Guillot, s’empara de l’affaire pour dénoncer dans La Voix du peuple l’attitude des syndicalistes et regrettant que les premières à s’être réellement emparées de l’affaire aient été les seules féministes. Ce faisant elle minore le courant syndicaliste révolutionnaire qui avait soutenu les époux Couriau, sans doute autant pour des questions de proximité idéologiques que par volonté de dénoncer les pratiques des réformistes au sein de la CGT.

Emma Couriau, dès qu’elle pris connaissance du refus de son adhésion par la section lyonnaise avait pris contact avec la Fédération féministe du Sud-Est. Celle-ci contacte alors la section lyonnaise qui en réponse lui prie de « s’occuper de ses affaires ». Dès que les décisions d’exclusion de Louis et Emma sont confirmées, le 27 juillet 1913, la Fédération féministe du Sud-Est, et notamment Marie Guillot, une de ses chevilles ouvrières, active ses réseaux et contacte de grands organes militants, La Guerre Sociale, où Émile Pouget publie un premier article à charge contre la section lyonnaise du Syndicat du Livre, puis La Bataille Syndicaliste où Rosmer entreprend une longue série d’articles sur le sujet. La Ligue des droits de l’homme est également contactée par le biais de son président Francis de Préssensé et fait pression sur la Fédération du livre. La presse féministe de l’époque n’est pas en reste : L’Equité, l’Action féministe, Le Droit des femmes, La Française se mobilisent en faveur d’Emma Couriau, ainsi que la puissante Union pour le suffrage des femmes. Louis Couriau dans un article publié dans La Voix du peuple en avril 1914 reconnaît la dette que lui et son épouse doivent à ces féministes, et d’autant plus si on le met en regard aux faibles appuis syndicaux sur lesquels ils ont pu compter : « Qui a fait connaître au monde ouvrier et a mené campagne en faveur du droit au syndicat d’une femme dont un syndicat fédéré et confédéré a voulu nier le droit au travail et en rendre responsable le mari  ? La Fédération féministe du Sud-Est et toutes les organisations féministes de France. Est-ce assez concluant ? » [8].

Un mouvement est lancé

Mais c’est l’article publié par Marie Guillot dans l’organe officiel de la CGT, La Voix du Peuple, en janvier 1914, qui va donner à cette affaire une nouvelle dimension, puisque les débats engageront des projets structurels au sein de la CGT prévus pour le congrès devant se tenir cette même année et qui sera reporté du fait de la guerre. Marie Guillot est une militante syndicale, féministe et pacifiste respectée et influente, elle est l’une des figures du syndicalisme révolutionnaire de ce premier quart du vingtième siècle  [9]. Reconnaissant le rôle essentiel joué par les féministes dans l’affaire Couriau, elle déplore les « réticences de la syndicale et ouvrière ». Car il n’y a aux yeux de Marie Guilot aucune ambiguïté sur le fait que c’était d’abord au syndicat de se trouver aux côtés de Emma Couriau : « Comment se fait-il que seules elles aient pu prendre en main la cause des travailleuses ? Est-ce que les travailleuses, tout comme les travailleurs ne relèvent pas de la CGT ? Comment se fait-il que la CGT n’ait pris aucune position das cette affaire  ? N’y-a-t-il pas là une lacune dans son organisation ? » [10].

Les prises de positions de Marie Guillot crispent en interne, mais elle « bénéficie de l’appui du courant syndicaliste révolutionnaire » [11]. Celle que l’on appelle « la Grande Marie » est bien décidée à ne rien lâcher. Elle soumet « un projet de « comité d’action féminine syndicale », dont le but serait d’organiser les ouvrières avec ou sans l’approbation des sections syndicales locales » [12]. L’objectif de ce comité était de « permettre aux ouvrières repoussées par leurs syndicats de s’organiser quand même, et à toutes, de faire entre elles, leur apprentissage de l’action syndicale » [13]. Ce projet fut approuvé par le Comité confédéral, puis sélectionné par référendum, parmi les quatre questions prioritaires mises à l’ordre du jour du XIIIe Congrès de la CGT, qui devait se tenir en septembre 1914 à Grenoble mais qui, du fait de la déclaration de guerre, n’eut jamais lieu.

Si le Comité d’action féminine syndicale ne vit jamais le jour, une dynamique était lancée. Si l’on perd la trace des époux Couriau, Marie Guillot de son côté repris le combat sitôt la guerre terminée. En août 1921, elle est élue secrétaire générale de la Fédération des syndicats de l’Enseignement laïque affilié à la CGT. Première femme à occuper ce poste au sein d’une fédération. Entre 1922 et 1923 elle est même nommée au Bureau national de la CGTU, devenant la première femme à occuper ce poste. Depuis, l’Histoire de la syndicalisation des femmes et de leur accès aux postes dits « à responsabilité » ne s’est pas écrite de façon linéaire mais les lignes bougent et avancent. L’Affaire Couriau fut un de ces moments forts.

David (UCL Chambéry)

[1Louis Couriau, « La Femme dans la Fédération du Livre », La Vie Ouvrière, 5 juillet 1913

[2Idem.

[3Souligné par L. Couriau. La Bataille syndicaliste. 14 septembre 1913

[4Louis Werth, L’affaire Couriau, La Vie Ouvrière, 12 juillet 1913

[5Cité par Marie-Victoire Louis, « L’affaire Couriau », dans Cette violence dont nous ne voulons plus. Syndicalisme et sexisme, n°7, 1988, pp. 33-37.

[6Le Libertaire, 6 septembre 1913, cité par Marie-Victoire Louis, « L’affaire Couriau », dans Cette violence dont nous ne voulons plus. Syndicalisme et sexisme, n°7, 1988, pp. 33-37.

[7Marie. Guillot. La Voix du peuple, 4 janvier 1914, cité par Marie-Victoire Louis, Ibidem.

[8Louis Couriau. La Voix du peuple, 5 avril 1914, cité par Marie-Victoire Louis, Ibidem.

[9Slava Liszek, Marie Guillot, de l’émancipation des femmes à celle du syndicalisme, L’Harmattan, 1994, 320 p.

[10Marie. Guillot. La Voix du peuple, 4 janvier 1914, cité par Marie-Victoire Louis, Ibidem.

[11Anne Arden et Guillaume Davranche, « Marie Guillot, de l’émancipation des femmes à celle du syndicalisme », Alternative libertaire, n° 160, mars 2007

[12Idem

[13Slava Liszek, « Guillot Marie, Louise. Dite la Grande Marie », Maitron.fr, version mise en ligne le 1er avril 2010, dernière modification le 28 août 2022.

 
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