Antipatriarcat

Transidentité : La santé communautaire est-elle révolutionnaire ?




La communauté trans s’est depuis des décennies dotée de ses propres structures d’entraide et de socialisation, incluant ses propres connaissances de santé, jusqu’à confectionner des traitements hormonaux en secret. Une sorte d’autogestion de nécessité. On peut donc se prendre à rêver : et si ces pratiques indépendantes de l’État préfiguraient une organisation révolutionnaire de la société ? Parfois, une bonne fiction vaut mieux qu’un pamphlet.

France, mars 2028. Le plus gros mouvement social depuis des années s’est mué en grève générale. Les ports sont bloqués, la production est à l’arrêt. Chez les révolutionnaires, on se dit que celle-ci sera peut-être la bonne. Du côté des associations trans, on suit les événements avec attention. Si la grande majorité des personnes trans soutiennent voire participent au mouvement, les inquiétudes montent quant aux pénuries d’hormones.

Bien sûr, les syndicats des transports maintiennent un service pour les denrées essentielles, mais cela implique de considérer les traitements hormonaux (THS) comme tels. Or pour nombre de pharmacies, mal informées ou transphobes, une partie des THS relève des médicaments de confort, destinés aux femmes cis pour contrer les effets de la ménopause.

Il faut donc aller former, informer, négocier. L’accueil des assos trans est parfois rude, parfois bienveillant. Des tensions naissent du fait de l’importance capitale de ces traitements pour la survie de nombreuses personnes trans. Et puis on s’interroge : l’import va-t-il rester possible longtemps ? La bourgeoisie des pays voisins sera-t-elle prête à poser des embargos pour tuer la révolution ? Ou celle-ci va-t-elle se propager à l’international, et mettre à l’arrêt les laboratoires et les voies logistiques ?

On se rend compte qu’il faut jouer sur plusieurs fronts. Heureusement, la communauté a historiquement appris, sous la contrainte, à prendre en charge sa propre santé. Quelques labos clandestins conditionnent déjà des THS, mieux adaptés aux besoins des personnes trans et sans requérir l’aval d’un médecin, toujours compliqué à obtenir.

L’enjeu est de décupler cette production et de l’acheminer partout dans le pays. Il faut du matériel et de la main-d’œuvre. Alors les associations s’organisent, en urgence, principalement à travers de fort liens interpersonnels, par manque de liens formels adaptés. Pas le temps de se structurer, il faut faire vite et efficace ; on s’occupera des détails plus tard.

France, octobre 2028. La révolution est finalement victorieuse. La nouvelle organisation de la société, sur des bases socialistes, se solidifie. Un tas de nouvelles questions, posées par la perspective réelle d’un monde sorti du capitalisme, agite la société.

La même chose se passe, à son échelle, dans le mouvement trans. Celui-ci est sorti renforcé de cette séquence compliquée : une organisation structurée est née de la coopération nationale, et fédère l’ensemble des associations, sur des bases démocratiques. Une opération qui ne s’est pas déroulée sans heurts, les logiques affinitaires causant des soucis d’ego et de répartition du pouvoir, malgré leur utilité dans les tissus de solidarité.

Une lutte sur le temps long

Mais voilà, maintenant, que faire ? Le capitalisme est tombé, mais le patriarcat n’en est pas mort, et la transphobie non plus. Les liens créés avec les syndicats et avec la nouvelle sécurité sociale, s’ils ne sont pas parfaits, sont une base de travail : il y a une réelle opportunité de développer la formation des médecins sur les questions trans, de changer les pratiques de prescriptions, et de lancer la production de traitements adaptés.

Crédit photo : Ted Eytan

Car les laboratoires clandestins ont leurs limites, en termes de capacité et de contrôle qualité, ou de maîtrise de la chaîne. Ils ne sont en capacité que de réaliser les dernières étapes du processus, et dépendent donc de matière première importée. Et d’un autre côté, l’existence de ces labos, de même que l’entraide et l’auto-formation communautaire, sont des garanties précieuses, assurant l’autonomie des personnes trans en cas de recul de leurs droits ou de situation de crise.

Une voie prometteuse : faire de l’organisation trans un véritable contre-pouvoir de masse. Un acteur à même de peser dans la société ; un lieu d’entraide et de transmission des connaissances par et pour les personnes trans ; une force de soutien international. Une structure travaillant d’égal à égal avec les syndicats pharmaceutiques, pour définir ensemble les besoins et mettre à profit le matériel de pointe de l’industrie. Et qui par ailleurs fait en sorte que le savoir ne se perde pas et que les solutions de repli soient prêtes.

Même si l’on se projette sur un monde débarrassé des oppressions, un tel modèle de gestion conjointe fait sens, au-delà des questions trans : que les médecins n’acquièrent pas un pouvoir indu à cause de structures élitistes et de privatisation de la connaissance, mais que les patientes et patients n’aient pas non plus forcément besoin de se construire une expertise pour accéder aux traitements.

Construire dès maintenant

France, mai 2023. Retour au présent et à la réalité.

Il existe toujours une tension au cœur des espaces d’entraide et de santé communautaire : d’un côté, ces initiatives portent une graine révolutionnaire ; de l’autre, elles militent pour leur propre disparition. Elles sont en effet des lieux où peuvent vivre l’autogestion et la solidarité, mais par nécessité, pour combler les manquements de l’État.

Car l’objectif devrait être de pouvoir transitionner sans avoir à devenir endocrinologue et juriste. Chaque étape franchie pour l’avancée des droits rend donc ces espaces un peu plus obsolètes. Pourtant, le savoir communautaire est une arme précieuse, et pas seulement en cas de révolution, comme la situation aux États-Unis le démontre malheureusement. [1]

Ici, les deux jambes de la « double besogne » s’opposent. Il appartient aux révolutionnaires de les concilier via une stratégie de long terme. Mais il ne faudrait pas attendre les lendemains qui chantent pour renforcer et unir nos structures, au risque que n’arrivent avant eux les lendemains qui tremblent.

Nous avons en effet tout à gagner à réunir nos forces : un poids plus fort dans la société, une mise en commun des ressources, davantage de forces vives et donc d’actions externes au-delà de l’indispensable entraide interne.

Une telle fédération ne sera pas facile à construire, et nécessitera de concilier des avis et stratégies politiques divergentes, mais le jeu en vaut la chandelle.

Chloé (UCL Grenoble)

[1Au Missouri, des patientes trans n’ont plus d’ordonnance depuis le 27 avril, du fait d’une loi drastique. Des attaques similaires ont lieu partout dans le pays.

 
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