Syndicalisme

Lanceuses et lanceurs d’alerte : Une coalition pour desserrer le bâillon




Dans la finance, dans la chimie, dans le nucléaire... Ils et elles divulguent des infos compromettantes pour le patronat. Et le paient souvent au prix fort : licenciements, procès, harcèlement, menaces... Désormais, la loi les protège mieux, et une coalition de syndicats et d’associations accompagne ces saboteurs des temps modernes.

Alertez le BTP  ! Sur les chantiers de France, près de 25 000 travailleuses et travailleurs utilisent le masque Proflow Asbestos contre les poussières d’amiante. Hélas, il se pourrait qu’ils et elles aient inhalé ces particules cancérogènes à leur insu pendant des années. En 2018, une salariée du fabricant, 3M, a alerté sur la dangerosité de ces masques, dont la ventilation dysfonctionnerait sans prévenir. Face à l’inaction de 3M, elle a prévenu le ministère du Travail… qui n’a réagi qu’en octobre 2021, après une enquête dans Libération [1].

Restée anonyme, la salariée de 3M est aujourd’hui accompagnée par la Maison des lanceurs d’alerte (MLA), une structure fondée en octobre 2018 par 17 syndicats et associations (dont Solidaires, le SNJ-CGT, l’Ugict-CGT, Greenpeace, Gisti, Attac, Sciences citoyennes, le Criigen...).

Spontanément, on associe peu le phénomène des lanceurs et lanceuses d’alerte au mouvement syndical. C’est un tort, car il s’apparente à ce que les syndicalistes révolutionnaires qualifiaient, dans les années 1900, de « sabotage par la bouche ouverte » (lire encadré). On peut même considérer que l’accompagnement syndical des lanceuses et lanceurs d’alerte est une brique dans la construction d’un écosyndicalisme, qui défende à la fois les intérêts des salariées et la biosphère.

Dans les entreprises, les lanceuses et lanceurs d’alerte sont généralement des cadres ayant accès à des informations d’un haut niveau de confidentialité. Ne pouvant plus supporter de couvrir des pratiques nuisibles à l’intérêt général, ils et elles décident de tout révéler. Mais le prix est souvent très lourd : licenciment, harcèlement voire menaces, et surtout « procédures bâillon » – des attaques en justice pour « diffamation » qui peuvent durer des années, et dont l’objectif n’est pas de gagner sur le fond, mais d’épuiser et de ruiner la ou le lanceur d’alerte.

C’est ce qui est arrivé aux gens ayant révélé les systèmes d’évasion fiscale des riches comme Stéphanie Gibaud chez UBS en 2008, Hervé Falciani chez HSBC en 2009, Antoine Deltour en 2010 avec les LuxLeaks, Olivier Thérondel en 2013 dans l’affaire Cahuzac... On peut aussi citer Jacques Poirier, licencié en 2003 par Sanofi (affaire de l’héparine), à qui la justice a donné raison au terme de douze années de procédure. Plus récemment, sous le pseudonyme « Hugo », un cadre de la centrale nucléaire du Tricastin a dénoncé une « politique de dissimulation » systématique des incidents de sûreté dans la centrale [2].

Comment obtenir le statut

En 2016, sous la pression des syndicats et associations, et des révélations à répétition, la législation a évolué pour fournir une protection à ces salariées.

Il y a tout d’abord eu la loi Sapin II en décembre 2016, qui a créé le statut de lanceur d’alerte... mais en le rendant presque inaccessble. Elle obligeait, pour l’obtenir, à respecter trois étapes : d’abord signaler le problème (et donc se signaler) en interne, à sa hiérarchie (très dissuasif) ; en l’absence de réaction de la hiérarchie, faire un signalement externe à l’autorité administrative ou judiciaire, ou à un ordre professionnel (moins risqué) ; et en dernier recours, passer à la divulgation publique.

En octobre 2019, une directive européenne est passée, plus protectrice que Sapin II. Le patronat a freiné sa transcription dans le droit français au nom du respect du « secret des affaires ». Mais finalement, la loi Waserman, adoptée en février 2022, a consacré de nouvelles avancées. Les critères de reconnaissance du statut de lanceur d’alerte ont été assouplis, et il y a désormais possibilité de choisir entre le signalement interne et le signalement externe à l’autorité compétente, au Défenseur des droits, à la justice ou à un organe européen.

La divulgation publique, elle, ne reste possible qu’à certaines conditions : absence de traitement par l’autorité compétente ; soupçon de collusion entre l’autorité compétente et l’employeur ; « danger imminent ou manifeste pour l’intérêt général ».

Il ne faut cependant pas se leurrer : la « protection » fournie par le statut de lanceur d’alerte reste tout à fait relative. Elle interdit les « représailles » (licenciement, rétrogradation, mutation, non-renouvellement de CDD, etc.)... que l’employeur pourra tenter de justifier autrement, mais la charge de la preuve lui incombera. Et elle interdit les « procédures bâillon »... mais ne les punit que d’une amende dérisoire de 60 000 euros.

C’est pourquoi le plus important dans la loi Waserman est qu’elle étend la protection aux « facilitateurs » aidant la ou le lanceur d’alerte, qu’il s’agisse de proches, de collègues ou de « personnes morales à but non lucratif » – donc syndicats et associations. C’est la garantie que la ou le lanceur d’alerte ne sera plus isolée, et pourra mieux affronter les épreuves qui l’attendent.

Aujourd’hui, il faut donc faire savoir aux salariées qui brûlent de dénoncer un « danger imminent ou manifeste pour l’intérêt général » venant de leur entreprise que la meilleure tactique est de se tourner vers la MLA et ses canaux de communication sécurisés. Sur ses deux premières années d’activité, elle a enregistré pas moins de 700 signalements.

Guillaume Davranche (UCL Montreuil)


LE « SABOTAGE PAR LA BOUCHE OUVERTE »

Dans les années 1900-1910, le syndicalisme révolutionnaire a considéré le sabotage comme une possible tactique de lutte ouvrière, complémentaire de la grève ou du boycott.

En 1910, l’expression « lancement d’alerte » n’existait pas, mais l’anarchiste Émile Pouget, alors éminence grise de la CGT, en parlait comme d’une variante du sabotage ouvrier, qu’il nommait « sabotage par la bouche ouverte ».

Il s’agissait pour les ouvrières et ouvriers consciencieux de dénoncer, auprès des consommateurs, le « sabotage patronal » commis pour augmenter les profits au péril de la santé publique. Ouvriers du bâtiment dénonçant des vices de construction cachés par l’entrepreneur ; garçons épiciers dénonçant les trucs et filouteries conçus pour escroquer les ménagères ; cuistots dénonçant les immondes expédients chimiques utilisés en cuisine…

Face à la presse bourgeoise qui dénonçait, dans le sabotage ouvrier, un acte de délinquance, Pouget valorisait au contraire un acte de haute conscience sociale. Si le sabotage patronal « frappe au ventre », écrivait-il en 1907 dans une tribune au quotidien Le Matin, le sabotage ouvrier, lui, ne frappe qu’au « coffre-fort »  : « il ne ruine pas la santé, mais simplement la bourse patronale ». Le thème du « saboteur intelligent », ami du consommateur, était abondamment utilisé dans la propagande syndicaliste.

Guillaume Davranche (UCL Montreuil)

[1« Désamiantage : alerte sur le masque », Libération, 16 septembre 2021.

[2Le Monde du 12 novembre 2021.

 
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