Culture

Monstres et Cie : figures horrifiques, culture populaire et résistances




À l’occasion d’Halloween, on voit défiler dans nos rues des déguisements de vampires, sorcières, diables, zombies, etc. Dans toutes les cultures, bestiaires horrifiques, mondes imaginaires et enjeux socio-historiques se télescopent devenant parfois des figures de résistances réappropriées par retournement du stigmate. Retour sur quelques-unes d’entre elles bien connues (et n’oubliez pas, si vous voulez effrayer votre patron pour Halloween, syndiquez-vous  !).

La figure du diable comme antagoniste absolu de dieu a été surinvestie par le christianisme comme aucun autre courant spirituel et de façon manichéenne. Étymologiquement, Satan signifie « qui s’oppose à Dieu » et Lucifer « le porteur de Lumière » il est l’archange qui s’est rebellé contre l’autorité de Dieu. Pas étonnant qu’il fut investi par divers rebelles à travers l’Histoire, à commencer par les anarchistes.

Proudhon l’évoque dans De la Justice dans la révolution et dans l’Église, en 1858 : « Viens, Satan, viens, le calomnié des prêtres et des rois, que je t’embrasse ». Bakounine reprendra également la figure dans Fédéralisme, socialisme, antithéologisme, disant du diable qu’il est le premier rebelle, le « chef des révolutionnaires, passé, présent et futur ». Il est à la foi figure emblématique de la liberté et de la négativité : « il dit Non aux bourgeois, aux prêtres, au propriétaire ! ».

Mais après la Seconde Guerre mondiale, la figure absolue du mal devenant le nazisme, c’est à lui qu’il y sera assimilé : « dans le monde moderne, le Diable – fruit de nos démissions et lâchetés – est partout. Son incarnation contemporaine est Hitler : Tentateur, Accusateur et Menteur ». [1]

Différent dans le judaïsme et dans l’islam, la figure du diable est investie autrement : peu central dans le judaïsme, il est l’ange accusateur de l’homme qui le pousse à la faute. Dans l’islam, Iblis (ou Sheïtan) est l’ange qui a refusé de s’incliner devant Adam et Ève, refusant l’égalité avec l’homme, il a pu dès lors être investi pour désigner l’oppresseur. Il devient celui qui entraîne sur la pente de la tentation et du pêché, représentation commune aux trois monothéismes.

La figure du diable sera investie par le rock dans les années 1960, notamment par les Rolling Stones avec le morceau Sympathy for the Devil, investissement qui se poursuit avec le black metal. Au cinéma, on retiendra l’interprétation d’Al Pacino dans L’Associé du diable en 1995 où le diable prend la figure d’un capitaliste de multinationale du droit, le film dénonçant l’avidité, la cupidité et le culte de l’ego que provoque la société de marché.

Le Sabbat des sorcières - Francisco Goya 1798

Figure de la sorcière et féminisme

Suite à la publication du Malleus Maleficarum (Marteau des sorcières) en 1486, appuyé par la papauté, cinquante à cent-mille femmes ont été brûlées sur le bûcher. La convocation de l’image de la sorcière a par exemple accompagné la politique des enclosures en Grande Bretagne qui cassait la propriété collective de la terre, les femmes ayant été les premières opposantes à celles-ci.

Cette qualification se perpétue d’ailleurs dans bien des endroits du monde. Les sorcières évoquent des femmes capables et puissantes (magiciennes, savantes et soignantes), vivant sans hommes. Pourchassées dans les contes comme dans la vie, victimes de la vindicte populaire, les procès des sorcières renvoient aux lynchages et pogroms, où l’on reconnaît des filiations historiques entre les stigmates associés aux sorcières et aux Juifs et Juives (accusation d’empoisonner des puits, d’enlever des enfants, et le sabbat des sorcières vient étymologiquement du Shabbat des Juifs et Juives).

Investie de nombreuse fois par la culture populaire au court du XXe siècle, sa représentation évolue de « vieille peau » maléfique à héroïne émancipée et indépendante. La série Ma sorcière bien aimée dans les années 1960 présenta une figure positive de la sorcière mais à condition qu’elle ne fasse pas de magie : « c’est pourtant sa part de sorcière qui porte l’émancipation féminine dans la série » [2] ce qu’ont comprit les auteurs et autrices des nouvelles générations, ayant désormais ancré la figure émancipatrice et positive.

La figure de la sorcière ces dernières années ne cesse d’être convoquée par les féministes, notamment dans les déguisements des manifestations. Plusieurs livres à leur gloire sont sortis comme en 2004, Caliban et la sorcière de Silvia Federici, qui représente un tournant dans la relecture à la fois historique et symbolique de ces figures. Récemment c’est Sorcières, la puissance invaincue des femmes de Mona Chollet, qui en explore les trois figures, les femmes veuves et célibataires, les femmes sans enfants, et les femmes âgées, bref, la sorcière c’est celle qui fait peur... aux hommes !

Vampires et Capital

Durant la période des Lumières, le mythe du vampire buveur de sang, sans âme et mort vivant sera largement partagé notamment en Europe de l’Est en plein chamboulement, désignant les non et mauvais chrétiens, tous susceptibles de devenir vampire après la mort… Pris au sérieux, Don Calmet rédigera un Traité sur les apparitions des esprits et sur les vampires que Voltaire raillera, expliquant que les seuls suceurs de sangs sont les nobles et les agioteurs…

À partir du XIXe siècle, une importante littérature de vampire apparaît, alors que la croyance mythologique recule. Il prend alors une figure plus aristocratique : les livres Le vampire et Dracula s’inspirent de personnages de riches aristocrates malfaisants, séducteurs et dépravés. Le cinéaste allemand Werner Herzog utilise cette allusion dans son film Nosferatu, avec le personnage du jeune bourgeois devenant vampire, remplaçant le parasitisme social du noble.

Depuis, la figure du vampire a bien évolué, hideuse jusqu’au début du XXe siècle, elle devient sexy à sa fin. Symbole de transgression ultime et de séduction, il est réapproprié comme figure de rébellion et investi par la mouvance gothique, avec une fascination pour l’éternelle jeunesse et la vie nocturne.

Marx, qui puise abondamment dans les traditions littéraires pour illustrer ces développements, utilisera allégrement la figure du vampire dans la troisième section du livre I du Capital, « La journée de travail ». Ce que le sang de ses victimes est au vampire, le travail vivant, la force de travail l’est au capital, substance que le capital suce, pompe et absorbe, avec d’autant plus d’avidité qu’elle est cette eau de jouvence qui seule lui permet d’exister et de persister dans l’existence. « Le capital est du travail mort, qui ne s’anime qu’en suçant tel un vampire du travail vivant, et qui est d’autant plus vivant qu’il en suce davantage ».

En les vampirisant, le capital tend à transformer les travailleurs en zombies en les façonnant à son image [...] en « machines à produire de la survaleur » [3]. Enfin, on retiendra de même la formule de Malcolm X « montrez-moi le capitaliste, je vous montrerai le vampire ».

Extrait de L’associé du Diable

Créatures et légendes non occidentales

Si le bestiaire horrifique occidental est connu de tous, celui des cultures non occidentales, bien moins manichéen, est souvent soit méconnu, soit le fruit d’appropriations culturelles et déformé : par exemple les Djinns, des esprits ni bon ni mauvais de la culture islamique, devenus en occident des « génies » exauçant des vœux. Cette inégalité des références est bien dommage car celles-ci sont riches, et cela traduit aussi les contradictions des rapports sociaux.

En Chine aussi on a ses vampires et zombies : « le Jiantsi, mort vivant sautillant réanimé par un prêtre taoïste, portant une tenue traditionnelle des bureaucrates de la dynastie Qing, sortant la nuit pour vider les hommes de leur essence vitale ».

En Afrique de l’Ouest, la culture Ashanti évoque les Asanbosam, une sorte de vampire vivant perché haut dans les arbres. Une de ces variantes, l’Obayifo serait contrôlé par une sorcière et détruirait les récoltes. [4]

Les figures antipatriarcales sont légion : – Le Pontaniak, créature issue du folklore malaisien et indonésien est l’esprit de femmes mortes en couche qui revient se venger, en attaquant et en émasculant les hommes. Dans la culture arabe, les goules sont des Djinns prenant souvent l’apparence d’une femme ou d’hyène, traînant dans les cimetières et dévorant les voyageurs telles les sirènes. Aishia Kandisha, au Maroc, est l’esprit féminin qui ne s’attaque qu’aux hommes célibataires et vierges la nuit, inspiré d’une femme marocaine qui lutta contre les portugais en les séduisant afin de les tuer. Les portugais auraient diffusé alors des rumeurs de surnaturel pour la décrédibiliser.

La traite esclavagiste a produit nombre de légendes africaines réinvesties culturellement comme figures de résistance, comme les Orichas, déesses de l’eau et de la mer, que la diaspora afro-descendante brésilienne fête à Salvador de Bahia. Elles apparaissent dans American Gods, série adaptée d’un roman du même nom de Neil Gaiman où les divinités populaires s’affrontent à l’idolâtrie de la société capitaliste.

L’Anansi, dieu farceur et homme-araignée, apporte la contradiction, les dettes et la mort. En Amérique il devient une figure de résistance à l’oppression esclavagiste à travers la ruse et le sabotage dans les gestes du quotidien, inspirant les communautés Marrons lors d’attaques de plantations. Les indiens Tupis au Brésil ont le Curupira, une divinité aux cheveux couleur de feu et au pied inversé, protectrice de la forêt, investie par les peuples pour résister au braconnage. Le dieu Ushu dans la culture Yoruba, ou Papa Legba dans le vaudou caribéen, est un esprit rusé et farceur, esprit de la communication et des constructions humaines. Il fut associé au diable par les colons et par syncrétisme, mais dans la culture Yoruba les divinités ne sont pas essentiellement maléfiques. Du fait de cette association au diable par les colons, il fut investi comme figure de résistance. Il apparaît dans l’ouvrage de Césaire, Une Tempête.

Enfin à la Réunion, Granmèr Kal, vieille femme d’âge avancé qui hante la Ravine des Cabris dans le sud-ouest de l’île, est une figure de la sorcière utilisée pour effrayer les enfants. Directement associée au temps de l’esclavage elle est, selon les interprétations, Kalla une esclave marron, une propriétaire de plantation particulièrement cruelle, associée dans ce cas à Madame Desbassayns, propriétaire louée par l’élite esclavagiste mais figure honnie esclave du folklore créole. Granmèr Kal est accusée de capturer les enfants qui errent dans l’île à la nuit tombée doù l’avertissement des parents à leurs enfants : « Ne laissez pas Granmèr Kal vous attraper  ! ».

Nico Pasadena (UCL Montreuil)

[1Denis de Rougemont, La Part du Diable, Brentano’s, New York, 1942.

[2Benjamin Patinaud aka Bolchegeek, Le syndrome Magneto, Au Diable Vauvert, 2023.

[3Alain Bihr, « Le Vampirisme du capital », L’Anticapitaliste, 4 mai 2021.

[4Chaîne YouTube TheFrenchieBlackGirl, « Spécial Halloween : Les mythes et légendes d’Afrique de l’Ouest », 31 octobre 2022.

 
☰ Accès rapide
Retour en haut