Histoire

1919 : Gustav Landauer, au feu de la Révolution allemande




Mal connu en France, où il est marginalisé dans le panthéon anarchiste, Gustav Landauer en fut pourtant en Allemagne, un acteur de premier plan. Auteur d’une pensée originale, parfois complexe, jamais séparée de l’action concrète, il sera indéfectiblement loyal à son idéal d’un socialisme libertaire, émancipateur autant du capitalisme que d’un certain marxisme, jusqu’à son meurtre par les corps francs, au crépuscule de l’éphémère République des conseils de Bavière.

Alternative libertaire a déjà consacré un article à la Révolution allemande [1] et sa trahison par le Parti social-démocrate (SPD). Nous n’y re-viendrons que pour éclairer l’époque et les enjeux du parcours de Landauer.

L’époque ? C’est celle de l’euphorie de l’unification allemande que le Prussien Bismarck façonna à grands coups de guerres intergermaniques de 1864 à 1866, puis la franco-prussienne de 1870 qui parachève l’unité avec la fondation de l’Empire allemand de Guillaume II.

L’époque, c’est celle du brutal passage d’une société agricole à un monde lourdement industrialisé,militariste,ultra-autoritaire et conservateur. C’est celle d’une modernité technique monstrueuse et d’un archaïsme politique et social délétère, à quoi s’oppose la classe ouvrière la mieux organisée d’Europe, la plus consciente de son rôle révolutionnaire, et dont le SPD est l’incarnation principale au tournant du XXe siècle. Plus réformiste que révolutionnaire, étatiste, d’une agressive orthodoxie marxiste, le SPD est un instrument de conquête du pouvoir. Les lois antisocialistes (1878-1890) changeront bien peu la proximité du SPD avec les institutions allemandes.

Mais l’époque, c’est aussi la stupéfaction horrifiée devant les dégâts du capitalisme – l’effondrement des solidarités anciennes, l’avènement d’un nouvel esclavage aux formes toujours plus brutales et subtiles, des pathologies physiques et mentales liées à l’industrialisation, la destruction de la nature. Le bouillonnement artistique en témoigne, produit expressionnisme et dadaïsme, qui alerte avec crudité, urgence, avec violence même, de lendemains meurtriers et aliénants que prépare ce nouveau monde.

Ses thèmes ne sont que politiques : antimilitarisme, anticapitalisme, solidarité ouvrière, utopie, folie, violence, espoir… Car c’est aussi l’époque qui voit naître la théorie des conseils ouvriers (Arbeiterräte) sur le modèle des soviets russes de 1905, et qui se placera au centre de l’idée d’auto-organisation ouvrière.

Avec les socialistes antiparlementaires

C’est à l’avènement de ce monde en bouleversement que naît Gustav Landauer, en 1870, dans une famille juive non croyante.

À 22 ans il adhère aux Jungen (« jeunes »), socialistes antiparlementaires exclus du SPD l’année précédente, et en conçoit une hostilité à vie pour la social-démocratie. A 23 ans (1893) il prend la direction du journal Der Sozialist, l’organe du Cercle des socialistes indépendants qu’il anime avec Rudolf Rocker. La police impériale le voit comme « l’agitateur le plus important du mouvement révolutionnaire radical ».

Frénésie militante : il anime des théâtres populaires, écrit, se voit délégué anarchiste des ouvriers métallurgistes au congrès socialiste international de Zurich (1893), s’en voit exclu, avec toutes et tous les anarchistes, par la majorité socialiste parlementariste. La manifestation et l’appel à la grève générale qui s’ensuivent le font atterrir en prison pour deux peines consécutives. Il en profitera pour écrire un roman et étudier Marx.

De 1895 à 1900 il peaufine une vision d’un « socialisme nouveau, expérimentateur et coopératif » [2] comme alternative à la seule logique d’antagonisme de classe entièrement déterminé par l’univers du travail, cycle infernal de la production-consommation, par le capitalisme.

Le terme de « socialisme » sera désormais synonyme pour lui d’anarchisme, d’anti-autoritarisme et d’auto-organisation du prolétariat. Pour éprouver ses théories collectivistes il crée la coopérative de consommation Befreiung (émancipation), à Berlin. Il traduit Kropotkine, soutient la grande grève des ouvriers et ouvrières de la confection, retrouve le chemin de la prison, fonde, avec le poète Erich Mühsam et le philosophe Martin Buber, la Nouvelle Communauté, collectif d’artistes qu’il quittera rapidement en raison de dérives « sectaires ».

Il travaille, s’exile en Angleterre, tire le diable par la queue sans cesser d’écrire ni de militer. En 1907 il publie La Révolution, puis en 1908 il crée avec Mühsam et Buber, notamment, la Ligue socialiste et relance Der Sozialist qui devient un journal libertaire de premier plan. Son but est de réorganiser la société « par la sortie du capitalisme » : ne pas attendre « la révolution pour que commence le socialisme, nous commençons par faire du socialisme une réalité pour qu’advienne le grand bouleversement du monde  ».

En mars 1919 les soldats rouges, partisans des conseils ouvriers, affrontent les corps francs, partisans de l’ordre capitaliste, dans Berlin.

Au plus fort de son activité, la Ligue socialiste aura créé une quinzaine de groupes communautaires chargés d’expérimenter l’utopie, d’explorer les possibilités de défaire un système dont « les rouages s’immiscent jusque dans nos rapports les plus intimes […] une voie pour réinterroger les liens que nous sommes… les régénérer par de multiples révolutions » [3].

En 1911 paraît L’Appel au socialisme où il articule de manière définitive les grands thèmes de son anarchisme : le socialisme ne dépend pas d’un stade de développement du prolétariat, ni d’un effondrement inéluctable du capitalisme, mais d’une construction voulue.

À cet « attentisme », nécessaire, structurel, dont le socialisme sortira quand les temps seront mûrs, Landauer répond par la nécessité de développer un socialisme « culturel et communautaire » [4], propre à faire émerger un « esprit » (Geist), c’est-à-dire un idéal collectif, partagé, né de subjectivités émancipées, séparé volontairement du monde capitaliste et expérimenté dès maintenant, concrètement, dans des communautés réelles.

Face à la guerre, pacifiste résolu

En 1913, le monde sait qu’il va vers la guerre. Pour Landauer, pacifiste résolu, il est évident que les engagements des prolétariats européens de ne pas se battre pour des intérêts impérialistes ne seront pas tenus, tant ils s’incarnent dans des « socialismes de parti » dont le but n’est jamais que la prise de pouvoir, « régime de violence tant à l’intérieur qu’à l’extérieur ».

« Il y a des guerres seulement parce qu’il y a des États… [qui ont] la violence pour tâche et vocation ». « La paix ce n’est pas une pure négation [mais] l’organisation positive de la liberté et de la justice. La paix c’est l’édification du socialisme. » [5].

Lorsque la guerre éclate Landauer reste ferme dans ses convictions non violentes, via une émanation allemande de la ligue des droits de l’homme, ou en ébauchant le tracé d’une Société des nations qu’il soumet au président états-unien Woodrow Wilson. En 1915, Der Sozialist suspend son activité.

Ballottée par la guerre et ses privations, la famille Landauer doit s’établir en Bavière, où meurt son épouse en 1918.

La guerre a rendu l’Europe exsangue, les mutineries se multiplient dans les deux camps. La révolution de 1917 en Russie est vécue par certains et certaines comme un espoir immense, pour d’autres, marxistes orthodoxes allemandes, elle est presque un scandale.

Elle dément tous les pronostics d’une doxa qui aurait voulu qu’elle advint en Allemagne justement, là où le prolétariat est le plus éclairé et l’industrie la plus conforme à une trajectoire historique décrite en détail par Marx.

Toujours est-il qu’elle change sérieusement la donne de ce conflit mondial. Ludendorff, le « chancelier occulte » de l’Allemagne, persuade le généralissime Hindenburg et l’empereur de faire rentrer les sociaux-démocrates au gouvernement pour négocier l’armistice et décharger l’armée de cette honte.

La tentative d’éviter une révolution à l’arrière échoue. Les masses allemandes sont épuisées, mais aussi enragées par les grèves successives se soldant par des massacres, par les exécutions des marins de septembre 1917, les décimations, les privations.

En décembre 2018, le gouvernement provisoire, tenu par la social-démocratie, fourbit ses armes contre les conseils ouvriers. Ici, des soldats loyaux au pouvoir, en faction à Berlin.

En novembre 1918, les officiers de la Kriegsmarine veulent lancer la flotte de la Baltique dans un dernier baroud d’honneur. En trois jours les marins se mutinent, prennent la flotte, les quais puis la gare de Kiel. Le 5 novembre c’est la révolution allemande : le 7 elle est à Hambourg, Brême, Hanovre ; le 8 à Cologne, Francfort, Munich, le 9, à Berlin.

Tout le territoire est pris par les conseils de soldats et d’ouvriers, tandis que le gouvernement de Friedrich Ebert (SPD) tente de « submerger » la révolution. Le 9 novembre toujours, la République est proclamée contre l’avis d’Ebert, c’est bien la révolution qui semble submerger « l’ordre » social-démocrate.

Tout le pouvoir aux conseils

Mais dans la nuit du 9 au 10 novembre, la propagande du SPD retourne l’armée contre « le monstre conseilliste ». La contre-révolution s’ébranle. Les escarmouches entre armée et conseils deviennent une répression ouverte. Le sinistre Noske est chargé de monter des corps francs pour étrangler la révolution.

Troupe professionnelle mais disparate piquée de volon-taires d’extrême droite, ils formeront le socle des futurs SA nazis. Le 12 janvier 1919 le SPD massacre ouvrieret ouvrières, marins et soldats révolutionnaires, et reprend la préfecture de Berlin. Le 15 janvier Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht sont assassinés. Malgré les grèves générales et la résistance, la suite est connue, et la terreur sociale-démocrate tue, désespère, trahit.

Entre-temps, dès novembre 1918, Kurt Eisner, l’emblématique chef de la République des conseils de Bavière, a engagé Landauer à rejoindre le conseil ouvrier révolutionnaire et le Conseil national provisoire.

Le 21 février 1919 Eisner est assassiné, le peuple se soulève, les conseils pallient la vacance du pouvoir et Landauer veut déjouer l’effort contre-révolutionnaire par la socialisation des moyens de production. Le 7 avril, la République des conseils de Bavière est née, le 13 un putsch du SPD tente de la renverser, les communistes raflent la mise en proclamant la deuxième République et écartent Landauer.

Le 1er Mai l’assaut des troupes sociales-démocrates a raison de la révolution bavaroise. Landauer est arrêté et sera assassiné de manière affreuse le lendemain par les corps francs.

Contre une vision scientiste de l’Histoire

Landauer ne nie ni le mécanisme de la lutte des classes ni la réalité de la conscience de classe, de la misère et des rapports de domination. Mais il questionne leur centralité dans le marxisme parce qu’elle affecte toute la stratégie du prolétariat en la déterminant dans les termes mêmes du capitalisme, dans ses catégories : travail, salariat, production, condi­tions de tra­vail : ne se voir que comme « travailleur ».

Pour Renaud Garcia [6], c’est l’un des points essentiels de la pensée de Landauer : sortir du déterminisme capitaliste. « Les luttes syn­di­cales, les reven­di­ca­tions qui s’y font jour, s’avèrent abso­lu­ment néces­saires et sont sou­vent défen­dues d’une façon héroïque émi­nem­ment res­pec­table… ».

Pourtant « tout cela ne conduit jamais qu’à faire tour­ner en rond dans les cercles contrai­gnants du capi­ta­lisme ; cela ne peut jamais qu’approfondir le fonc­tion­ne­ment de la pro­duction capitaliste, jamais en faire sortir ».

Gustav Landauer (1870-1919)

On pourra lui reprocher un ton prophétique, typique de son époque, comme on doit lui reprocher son aveuglement « proudhonien » quant à la cause des femmes.

Mais à l’idée scientiste que l’Histoire suivrait une linéarité théorique implacable, toute tendue vers le progrès, Landauer affirme qu’il n’est pas question de reléguer dans le passé l’esprit collectif qui fait l’humanité, mais d’actualiser immédiatement le socialisme qu’on veut voir advenir, en sortant du jeu proposé par le capitalisme, en refusant tout « rôle » à quoi son idéologie veut réduire l’individualité et les relations, en pensant celles-ci depuis la consommation et non la production.

Séparation du monde capitaliste, expérimentation concrète du collectif, primat de l’humain dans son épaisseur relationnelle, sensible, contre l’individu abstrait tant capitaliste que marxiste… Y a-t-il là des points qui ne trouvent pas un clair écho dans le zapatisme ou encore l’expérience communaliste kurde, cette envie de socialisme.

Cuervo (UCL Marseille)

[1« Novembre 1918 : démocratie bourgeoise ou révolution sociale en Allemagne ? » , Alternative libertaire, novembre 2008.

[2Helmut Rüdiger in Gustav Landauer, un anarchiste de l’envers, À contretemps/Éditions de l’éclat, 2018.

[3Jean-Christophe Angaut, traducteur d’Appel au socialisme, La Lenteur, 2019.

[4Ibidem.

[5G. Landauer, Der Sozialist, mars 1913.

[6Renaud Garcia, « Gustav Landauer : un appel au socialisme », Ballast, 13 janvier 2020.

 
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