Politique

Actions médiatiques : Une bonne image vaut mille mots




De nombreux mouvements, notamment dans le champ de l’écologie, ont pour stratégie principale celle d’interpeller « l’opinion publique » de manière à faire pression sur « les décideurs ». Réalisant des actions symboliques pour frapper les esprits et jeter l’opprobre sur les responsables, ils se rendent dépendants des médias dominants et des réseaux sociaux pour toucher largement. Peut-on s’éviter cette contradiction La fin en vaut-elle les moyens ?

En 1986, six mois après sa fondation, Act-Up accroche une banderole sur les tours de Notre-Dame de Paris pour dénoncer l’attitude de l’Église catholique vis-à-vis de l’épidémie du sida.

Aujourd’hui, ce sont notamment les mouvements écologistes qui usent majoritairement de cette stratégie : interpeller l’opinion publique en dénonçant par des actions symboliques la responsabilité des entreprises et des institutions, créer une réprobation massive pour forcer ces dernières à bouger. C’est là une stratégie différente de celle traditionnellement utilisée par le syndicalisme de lutte dont l’outil principal est la grève qui d’une part produit une pression économique et d’autre part permet une auto-organisation des travailleuses et travailleurs en lutte.

Aujourd’hui, alors que le capitalisme dans sa forme néolibérale a déstructuré le salariat et les collectifs de travail, affaiblissant ainsi la force du prolétariat organisé, on ne peut ignorer la nécessité de combiner la stratégie de l’action directe (grève, blocage, sabotage) à celle de la conquête de l’opinion publique. De Total aux Gafam en passant par Bayer-Monsanto, les grandes entreprises et même les institutions craignent parfois moins les grèves que le « risque réputationnel » que fait peser sur elles la menace d’actions symboliques de dénonciation.

Principes marketing et luttes matérielles

La lutte contre l’exploitation capitaliste et contre les oppressions est avant tout une lutte matérielle, mais elle est également une lutte idéologique. Dans une époque où l’idée qu’il n’y aurait pas d’alternative a gagné la bataille culturelle, il est nécessaire, si on veut développer la lutte matérielle, d’avancer sur le terrain de la conviction large.

Il nous faut éroder le consentement, polariser les opinions en notre faveur, faire sortir les « neutres » de leur neutralité, les amener à se scandaliser, étape nécessaire pour peut-être un jour passer à l’action et ainsi mener une lutte matérielle. Il s’agit de dévoiler les choses, de dénoncer moralement des situations et de nommer les personnes et les institutions qui en sont responsables [1].

La difficulté, c’est que s’attaquer à la culture dominante nécessite d’aller l’affronter aussi sur son terrain, celui des médias dominants, et de satisfaire à quelques principes marketing de base.

En matière de bataille de l’opinion publique, il est nécessaire de faire la différence entre ce qui nous préoccupe, la profondeur de nos analyses et de notre projet, et ce qu’on va dire pour être entendues. De #BlackLivesMatter à #MeToo, nous disposons de 280 caractères [2] pour faire passer nos idées. Il faut frapper les esprits, inonder l’espace médiatique pour rendre le sujet impossible à ignorer et faire en sorte que le plus de monde possible se l’approprie.

Des images fortes, symboliques, sont utilisées pour créer un buzz médiatique et forcer les gens à se positionner, tout en étant perçu comme légitime par l’opinion publique que l’on vise. C’est pour signifier cela que les mouvements qui suivent cette stratégie parlent de « désobéissance civile », pour signifier qu’ils placent la légitimité des actions au-dessus de leur éventuelle illégalité.

Cependant, le recours à la violence étant rarement perçu comme légitime par le « grand public », la non-violence est une caractéristique fondamentale de ces modes d’action [3].

« Action coup de poing : réalisation d’une « nature morte » par des militant-es d’Attac, de la Confédération paysanne, d’Extinction Rebellion et de RadiAction, le 22 mai 2019 à la Garenne-Colombe pour dénoncer « les ravages causés par Bayer-Monsanto qui engendrent un société toxique pour les paysans, les citoyens, la biodiversité et l’environnement ».

D’autres canaux que les nôtres

La bataille de l’opinion publique interroge la tension qui existe entre radicalité minoritaire et aspiration majoritaire. En matière de diffusion d’idées, il y a deux champs de bataille, distincts. Les livres, articles, débats, conférences gesticulées, pastilles YouTube, tracts, intéressent les personnes déjà convaincues et leur permettent d’enrichir leurs opinions et leurs analyses. Mais s’il s’agit de
diffuser nos idées à des personnes non convaincues, il faut passer par d’autres canaux que les nôtres, et notamment par les médias dominants.

On ne peut ignorer que même le fait de devenir majoritaires ne rend pas le changement inéluctable. « Changer les esprits pour changer le monde » est sans aucun doute nécessaire, mais ce n’est pas suffisant. Ceci d’autant plus que le fait d’« ouvrir les yeux » sur une situation ne signifie pas forcément avoir toutes et tous le même projet pour transformer celle-ci : le confusionnisme ambiant en est bien la preuve.

Si les actions médiatiques permettent de faire avancer auprès du « grand public » de nouvelles compréhensions de la réalité, des valeurs alternatives à celles diffusées par la culture dominante, il est indispensable de développer des collectifs au sein desquels construire une analyse politique commune à partir de nos situations, expérimenter l’auto-organisation, et passer à l’action concrète pour transformer matériellement les structures d’exploitation et d’oppressions [4].

Adeline DL (UCL Paris Nord Est)


La fin justifie-t-elle les moyens ?

Une action symbolique ne vaut que par sa diffusion. Si les journalistes ne viennent pas relayer l’action, alors celle-ci ne sert à rien si ce n’est à se faire plaisir. Ainsi, mener la bataille de l’opinion publique contraint à dépendre des médias. Mais si nous luttons avec les armes de l’ennemi, qu’est-ce que cela a comme conséquences pour notre objectif de transformation sociale ? Un des risques est que faire des actions devienne une fin en soi, car on devient vite accro au fait de créer des images et des petites phrases choc et de mesurer leur popularité sur Twitter. On est alors aspiré par la société du spectacle qui manipule les foules par l’émotionnel.

Par ailleurs, un problème de cette stratégie médiatique est qu’elle n’est pas de nature à favoriser l’auto-organisation démocratique : elle nécessite de mettre en avant des figures médiatiques et/ou de développer des liens privilégiés donc personnels avec des personnes influentes, voire elle nécessite une culture du secret pour faire des actions « surprises ». Ainsi bien souvent cette stratégie ne peut être mise en œuvre que par de petits groupes qui donnent aux autres des instructions à suivre presque aveuglément (« RDV tel jour à tel heure et à tel endroit : nous vous dirons alors ce que nous allons faire »).

[1C’est la pratique du naming and shaming.

[2Sur Twitter.

[3Ainsi, les activistes d’Extinction Rebellion restent assis et non-violent quand ils et elles se font gazer à bout portant sur le pont de Sully, à Paris, en juin 2019 : il s’agit de montrer que la police est violente face à des personnes pacifistes qui se mobilisent pour le climat.

[4Lire : De Lepinay « Organisons-nous ! Manuel critique » écrit par l’autrice de cet article (Alternative libertaire n°302, février 2020).

 
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