International

Kibboutzim : Un mythe socialiste persistant




Les kibboutz, ces colonies coopératives et autogérées ont longtemps été un mythe socialiste romantique alors qu’ils sont au fondement de l’apartheid en Palestine. Malgré cela le mythe se perpétue toujours à gauche. Il s’agit aujourd’hui de rompre avec.

Les kibboutz ou kibboutzim, trouvent leurs origines au sein du parti Ha’poel Hatzaïr (un des ancêtres du parti travailliste israélien). Fortement influencé par la pensée de Aharon David Gordon, un socialiste inspiré de Tolstoï et Thoreau, il imputait les souffrances des Juifs à leur « état parasitaire dans la diaspora » et comptait y remédier par « le travail physique et agricole comme moyen de libération nationale » [1].

Degania est le premier kibboutz érigé en Palestine en 1909 ; ils se développent ensuite après la proclamation Balfour en 1917 puis la création de l’État d’Israël en 1948. Au nombre de 210 en 1960, on en compte 260 en 2022 [2]. Se voulant démocratiques et égalitaires, fondés sur la propriété collective des moyens de production et de consommation, la laïcité et l’égalité des sexes y est proclamée.

Une concurrence raciale

Mais derrière ces grands principes, l’histoire est tout autre. Le contexte dans lequel émergent les kibboutz est déjà un contexte colonial. Crée en 1901, le KKL (fond national juif), institution née dans la foulée des premiers congrès sionistes, est chargé de l’achat des terres en Palestine.

Ces achats se font auprès de grands propriétaires avec une clause exigeant « une terre livrée vide d’habitant∙es » : les métayers et paysan∙es arabes étaient expulsé∙es. Ainsi en 1911, suite à l’achat de 950 hectares près d’Al Fula par le KKL à un propriétaire résidant à Beyrouth, une grande révolte éclate, première révolte palestinienne contre le sionisme [3] Au fur et à mesures des années, les moshavim (coopérative de fermes individuelles avec propriété privée) et les kibboutz s’érigent sur ces terres palestiniennes.

Dès le départ, derrière la création des kibboutz se trouve une opposition à l’agriculture juive majoritaire née dans les années 1900, tournée vers le marché et recourant à la main-d’œuvre arabe peu coûteuse. Les planteurs propriétaires, juifs, y privilégiaient une agriculture d’exportation, engendrant des profits élevés. Si l’encadrement est juif, environ 70 % des agriculteurs sont arabes en 1907 [4].

L’arrivée des Juifs d’Europe de l’est, venu∙es en Palestine au titre de la deuxième Alyah (en 1903, suite au pogrom de Kichinev), aguerri∙es à la lutte des classes et demandant des salaires plus élevés bouleverse cet équilibre.

Se sentant menacé∙es par le faible niveau de rémunération des arabes, c’est sur ces dernier∙es, travailleurs et travailleuses exploité∙es, qu’ils et elles rejettent la faute de ne pas trouver d’emploi dans les fermes détenues par les planteurs juifs [5].

La concurrence de la main-d’œuvre arabe en Palestine ottomane est l’élément économique décisif dans la création des kibboutz, qui, tournés vers l’autoconsommation, impliqueront un exclusivisme juif absolu [6] : « Cette situation de rivalité économique entre les deux mains-d’œuvre s’accompagne d’un discours dépréciatif, voire franchement raciste, [...] ce sont les tenants de la lutte des classes qui introduisent le conflit national en Palestine » [7].

Nullement inscrit dans un projet égalitaire, le développement conjoint des moshavim et des kibboutz visait prioritairement à liquider l’agriculture privée juive qui rechignait à se débarrasser de la main-d’œuvre arabe.

C’est dans ce terreau que surgira la Histadrout en 1920, syndicat-patron fondé par David Ben Gourion qui à partir des années 1920 domine l’essentiel de l’économie du Yishouv (état juif en gestation) et instaure le slogan ségrégationniste « travail juif, terre juive ». La Histadrout appelle au boycott des commerces arabes et contribue à casser la grève générale palestinienne de 1936.

Un outil de conquête

Seuls les Juifs européens avaient vocation à travailler dans les kibboutz : les Juifs orientaux que le mouvement sioniste avait fait venir par milliers dès les années 1910 du Yémen devaient continuer à travailler dans les propriétés privées : « L’ouvrier ashkénaze ne demeurera pas toute sa vie un ouvrier et ne travaillera pas éternellement pour un fermier. Il aspire à la liberté et refuse d’être réduit en esclavage. Ce rôle sera dévolu aux juifs Mizrahim [...] qui accompliront toutes les tâches inférieures » [8]. Cette discrimination des travailleurs Juif orientaux s’est perpétuée dans une large mesure après 1948.

Le kibboutz, très militarisé « une main sur la charrue, l’autre sur le glaive », visait le maillage sécuritaire du territoire, premier pas vers sa conquête. Le kibboutz fut donc surtout une nécessité et non la réalisation d’un idéal. Ils avaient pour but également d’occuper l’espace en vue de règlement futur [9] : « Dans les zones très peu peuplées de juifs, les nouveaux point de peuplement surgissait selon un scénario : "une unité de conquête arrivait et en un jour édifiait une palissade doublée d’une barrière de fils barbelés et une tour surmontée d’un projecteur [...] une colonie entière était établie » [10].

Par la suite les membres des kibboutz ont fourni de nombreux cadres pour les unités d’élite de l’armée, le Mossad ou le Shin Bet. Pendant que la révolte palestinienne de 1936-1939 était réprimée, 52 kibboutz « tour et palissade » ont été créés.

« Si seulement 7 % des terres étaient en possession de Juifs en 1947, 80 % des terres passent sous le contrôle de l’État hébreu après la guerre » [11]. Toutes les terres laissées vacantes après l’expulsion des Palestinien∙nes sont confiées par l’État au KKL. Les terres acquises par ce dernier devenant « propriété exclusive et perpétuelle du peuple juif ».

Le kibboutz devient une vitrine pour vendre un « Israël socialiste » dans les années 1960 où des dizaines de milliers de jeunes occidentaux y firent l’expérience de la vie collective. Il n’en reste plus aujourd’hui que des caricatures ravagées par le néolibéralisme.

Les non-membres du kibboutz y travaillant pour des entreprises internes au kibboutz et ne votent pas les prises de décisions collectives. Des migrant∙es sud-asiatiques y sont maintenant exploité∙es. Les derniers établissements réellement collectivistes sont au nombre d’une vingtaine en 2023.

Si certains kibboutz ont été fortement marqués par l’anarcho-communisme de Kropotkine et le fédéralisme binational de Martin Buber avant la réclamation officiel d’un « État juif » en 1942, la domination de Ben Gourion via la Histadrout et l’Agence juive va marginaliser les quelques kibboutz plus tolérants, et les courants inspirés de Martin Buber voleront en éclat avec la Nakba.

L’idéologie progressiste et collectiviste a été mise au service du renforcement du colonialisme de peuplement et de l’appropriation des terres, ce qui arriva à plusieurs reprise au cours du XIXe siècle12, où d’autres mouvements de colonisation prirent le modèle collectiviste, pour l’inscrire dans une vision raciste de l’Occident apportant le développement la modernité et le progressisme.

Parmi les aggiornamentos non réalisés de la gauche sur les questions coloniales, le sionisme socialisant est un gros morceau dont les kibboutzs sont toujours un étendard, y compris chez certains anarchistes [12]. Le mythe des kibboutz doit être définitivement déconstruit et dénoncé.

Nicolas Pasadena (UCL Montreuil)

[1« La terre d’Israël est acquise par le travail, pas par le feu et pas par le sang » in Aharon David Gordon, Our Tasks Ahead, 1920.

[2Yuval Achouch et Yoann Morvan, « Les Utopies sionistes, des idéaux piégés par une histoire tourmentée : kiboutz et villes de développement en Israël », Justice spatiale - Spatial justice, n° 5, décembre 2012/décembre 2013

[3Jean-Paul Bouché, Palestine, plus d’un siècle de dépossession, Scribest édition 2017.

[4Henry Laurens, La Question de Palestine : L’invention de la Terre sainte (1799-1922), t. 1, Fayard, 1999.

[5Selon l’historien Gershon Shafir (page Wikipédia sur les kibboutz), « Le développement d’un nationalisme juif […] dont le kibboutz est une traduction parfaite, s’explique au départ par la lutte des travailleurs juifs, d’origine européenne contre d’autres travailleurs, non européens et non juifs en raison de l’inégalité des salaires et des travaux effectués par certains ».

[6Henry Laurens, op. cit.

[7Idem.

[8Joseph Bussel (Yossef Bossal), idéologue et président du premier kibboutz, Degania, a théorisé cette division du travail qui excluait les juifs orientaux des kibboutz en ces termes.

[9Alain Gresh, « Israël-Palestine. De la colonisation à l’apartheid, en ligne droite », Orient XXI, 2 mai 2023.

[10Jean-Paul Bouché, op. cit.

[11Yuval Achouch et Yoann Morvan, op. cit.

[12Selon l’historien Sylvain Boulouque, « les expériences de travail collectif ou de modes de vie alternatifs ont toujours représenté pour les anarchistes des lieux d’expérimentation de la société future. C’est ainsi que les kibboutz deviennent une terre d’imagination, un nouveau rêve. Nombreux sont les témoins tant dans la presse libertaire française qu’internationale à rendre compte de séjours ou d’installations dans ces collectivités agricoles et de leur caractère libertaire – réel, imaginé ou projeté », d’après « Les paradoxes des anarchistes face au sionisme et à la naissance de l’État d’Israël », Archives Juives, vol. 36, no. 1, 2003, pp. 100-108.

 
☰ Accès rapide
Retour en haut