Antivalidisme

Projet de loi sur l’euthanasie : Une mort digne après une vie indigne ?




En ce mois de décembre 2023, le conseil des ministres devrait approuver un projet de loi légalisant « l’aide active à mourir », en vue d’un examen à l’Assemblée Nationale au premier trimestre 2024. Si une majorité des forces progressistes sont favorables à cette évolution, elle soulève également des interrogations fortes des groupes opprimés.

Malgré une opinion publique largement favorable et des revendications nombreuses des responsables politiques et de la société civile, le projet de loi sur l’« aide active à mourir » s’est fait attendre mais est désormais inscrit dans le calendrier législatif.

D’une même voix, les responsables politiques dénoncent un retard de la France, une frilosité conservatrice face à ce progrès social : le droit de chacune à disposer de son corps. La gauche parlementaire semble ainsi se ranger dans sa quasi totalité derrière la défense du droit à une « mort digne » et autonome. Les critiques des conséquences d’une légalisation de l’euthanasie et/ou du suicide assisté seraient l’apanage des « pro-vie », de la droite catholique, des conservateurs, opposés à ce progrès social.

Pourtant, il est urgent de dépasser les arguments moraux ou individualisants, pour se pencher sur ce qu’implique de légaliser une « aide active à mourir » dans le contexte d’une société capitaliste, validiste et patriarcale, où le service public de la santé est activement démantelé par les gouvernements successifs depuis plusieurs décennies.

Il n’y a pas besoin de retracer le fil de la destruction active du service public de santé pour mettre évidence ce paradoxe hypocrite qui consiste à prétendre ouvrir de nouveaux droits en matière de santé tout en diminuant de jour en jour les possibilités réelles d’accès aux soins.

Les soins palliatifs [1] ne sont pas plus épargnés de la casse que les autres secteurs. On y retrouve l’injonction permanente, qui épuise les travailleurs, et surtout les travailleuses, de faire mieux avec moins de moyens. Ainsi les Agences régionales de santé (ARS) prétendent d’une main déployer des politiques de fin de vie à domicile pour celles et ceux qui le souhaitent, mais de l’autre détruisent les structures de soins palliatifs à domicile déjà existantes.

Le droit à l’accès aux soins palliatifs pour toute personne qui en a besoin est inscrit dans la loi depuis 1999. Vingt-quatre ans plus tard, les rapports d’évaluation successifs ont tous fait les mêmes constats : manque de structures, manque de moyens, de personnel, manque de formation aux soins palliatifs, méconnaissance des lois encadrant la fin de vie.

Malgré des structures existantes, de l’expertise médicale et des connaissances sur l’accompagnement en fin de vie, on continue de mal mourir en France, et le manque de moyen y est pour beaucoup.

Quel libre choix dans une société validiste ?

En France et à l’international [2], des militantes antivalidistes tentent de faire entendre les conséquences qu’aurait la légalisation de l’euthanasie pour les personnes handicapées en rappelant leurs conditions de vie actuelles.

Un choix éclairé implique d’avoir plusieurs options. Or, quand on vit sous le seuil de pauvreté, qu’on ne peut pas choisir où on vit, avec qui, choisir à quelle heure on mange ou on se douche, qu’on n’a pas accès aux lieux publics, aux administrations, aux écoles, aux commerces, ni à une grande partie des lieux de loisirs et de socialisation, quand on a pas assez d’aides financières pour acquérir le matériel adapté, pas assez d’heures d’aides humaines pour manger, s’habiller, sortir, qu’on dépend donc de ses proches, qu’on ne trouve pas de travail ou qu’on travaille en ESAT en dehors du cadre du droit du travail, que les douleurs ne sont pas bien soulagées parce que minimisées, qu’on est infantilisée, considérée comme improductifve, un poids pour la collectivité ou qu’on s’entend régulièrement dire « à ta place je pourrais pas »… comment parler de choix ?

Pour beaucoup, il semble ainsi plus envisageable de donner accès à une « mort digne » qu’à une vie digne et autonome. Donner l’accès à l’euthanasie sans avoir construit d’alternative viable, sans avoir mené un réel combat contre le validisme, revient de fait à faire de la mort l’option la plus accessible pour les personnes handicapées.

Laisser aux femmes le droit de vieillir

Les femmes sont elles aussi particulièrement concernées par les enjeux de fin de vie : les vieux sont majoritairement des vieilles (3/4 des résidentes en EHPAD sont des femmes) et les personnes qui accompagnent des personnes handicapées, âgées ou en fin de vie, professionnelles ou aidantes, sont également en majorité des femmes.

Comment parler de choix libre après une vie entière d’injonctions sociales intériorisées et de représentations genrées qui conditionnent les femmes à la peur d’être un fardeau pour leurs proches, leurs enfants, la société ? Le risque qu’une femme envisage l’euthanasie parce qu’elle pense ne pas mériter de l’attention, du soin, du temps, de l’argent n’est pas un risque hypothétique.

La souffrance des femmes et leur désir de mourir est un fait politique. Elle trouve ses racines dans les manifestations violentes du patriarcat (prévalence des violences sexuelles, précarité économique, discriminations, travail domestique gratuit) qui atteignent de façon directe la santé mentale des femmes. Les femmes sont ainsi plus à risque d’être isolées ou de subir des violences en vieillissant. Par exemple, elles ont six fois plus de risques d’être quittées par leur conjoint suite à un diagnostic de cancer.

Plus qu’une représentation de femmes indépendantes, qui décideraient en toute autonomie du moment et des moyens de leurs morts, nous avons besoin de développer une vision féministe solidaire de la fin de vie, dans laquelle de vieilles femmes exigent de l’attention, du temps, des moyens et le droit d’être vieilles.

Il ne faut pas être dupes de gardes-fous législatifs qui empêcheraient les dérives. Une loi bien écrite n’a jamais été la garantie d’une application réelle et décréter l’égalité n’a jamais suffit à la faire advenir.

Pas de liberté sans égalité sociale

Sans prendre position ici dans une binarité simpliste pour ou contre l’euthanasie il semble essentiel de réintroduire dans le débat une lecture politique et matérialiste, ancrée dans une analyse réelle de la situation.

A la notion libérale de liberté individuelle qui prétend qu’ouvrir ce droit à certaines n’aurait pas d’impact sur les autres et sur la société, nous devons répondre par celle de liberté collective, en montrant les conséquences de tels changements sur les groupes opprimés.

À nous de construire un monde garantissant à chacune des conditions de vie suffisamment dignes pour pouvoir s’y projeter, en commençant par soutenir les revendications féministes et antivalidistes et en luttant pour l’accès à des soins de qualité pour tous et toutes.

Pauline (UCL Finistère)

[1Les soins palliatifs sont des soins actifs délivrés dans une approche globale de la personne atteinted’une maladie grave, évolutive ou terminale. L’objectif des soins palliatifs est de soulager les douleurs physiques et les autres symptômes, mais aussi de prendre en compte la souffrance psychique, sociale
et spirituelle (SFAP).

[2Voir notamment Not dead yet au Canada, groupe de défense des droits des personnes handicapées opposé à la légalisation du suicide assisté et de l’euthanasie Notdeadyet.org.

 
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