Histoire

Sabotage : Neutraliser le système techno-industriel




Victor Cachard, philosophe de formation, s’est attaqué en archéologue à « l’histoire des résistances aux techniques et à l’histoire des techniques de résistance ».
Un premier tome de son Histoire du sabotage. Des traîne-savates aux briseurs de machines [8] paru en novembre 2022 aux Éditions Libre, accompagné d’un tout aussi enthousiasmant, Émile Pouget et la révolution par le sabotage, une anthologie de textes inédits d’Émile Pouget réunis par Victor Cachard [9].
En attendant la sortie du second tome de son Histoire du sabotage l’auteur a gentiment accepté de nous livrer un extrait inédit de celui-ci : Neutraliser le système techno-industriel à paraître aux Éditions Libre.

Peu à peu la question environnementale est intégrée aux réflexions anticapitalistes. Bien que la rencontre de l’extrême gauche avec l’écologie est rendue difficile par le positionnement réformiste, voire conservateur des tenants de l’écologie politique, l’année 1974 témoigne d’une prise de conscience plus nette des ravages que l’expansion économique fait courir sur la nature. Il faut dire que le programme électronucléaire est en pleine accélération avec le plan Messmer adopté en réponse à la crise pétrolière de 1973.

Les lecteurs du naturaliste Jean Dorst, auteur de Avant que nature meure, suivent à la télévision les reportages de l’émission « La France défigurée » qui revient sur toutes les thématiques liées à l’atteinte aux habitats naturels : aménagement démesuré, déchet éternel, dégradation de sites naturels, problème énergétique, épuisement des ressources, défiguration des paysages, architecture écrasante, mauvaise gestion immobilière, pollution de l’air, pollution de l’eau, pollution marine, pollution sonore, pollution visuelle, construction inutiles de routes, tourisme de masse, etc.

Les tours érigées en montagne au service de l’expansion des sports d’hiver, la débauche de panneaux publicitaires en pleine campagne, l’implantation d’usine d’exploitation minière ou encore le détournement des rivières pour une agriculture de plus en plus intensive sont autant de points qui favorisent la critique de l’anthropisation en lien avec la croissance économique.

Pour ne pas laisser aux mains de l’État le monopole du discours sur la beauté des paysages et la richesse de la terre, les pionniers de l’écologie révolutionnaire comme l’Alliance Marxiste Révolutionnaire (AMR), les mao-spontex du journal Tout !, certains éléments du Parti Socialiste Unifié (PSU) concentrés dans la Gauche Ouvrière et Paysanne (GOP) ou encore, les anarchistes du Monde libertaire consacrent plusieurs articles aux accents sans équivoques : « La lutte contre la pollution n’est pas une diversion capitaliste », « Le capital pollue ? », « Tout État pollue », etc [1].

Nucléaire partout, Écologie nulle part

Deux fronts ouvrent la voie à une écologie résolument anticapitaliste. Contre l’industrialisation massive de la recherche fondamentale de plus en plus orientée vers le secteur militaire, les ingénieurs, techniciens et autres personnels des laboratoires remettent sérieusement en question la prétendue neutralité scientifique.

Dans Les sciences pour la Guerre [2], Dominique Pestre montre parfaitement qu’un tournant technocratique ouvre la deuxième moitié du XXe siècle, de sorte qu’on assiste à une nationalisation des sciences, à commencer dans le domaine énergétique où le nucléaire est avant tout développé à des fins militaires [3].

L’esprit de conquête propre à la discipline militaire apparaît de plus en plus clairement comme le modèle de domination et de maîtrise sur lequel repose la rationalité scientifique. La filière militaire qui suppose un perpétuel perfectionnement des armes est d’ailleurs le lieu privilégié du développement technique.

Les scientifiques deviennent donc des acteurs directs de la violence radicale. En réponse, diverses revues critiques voient le jour comme Survivre et Vivre, le Cri des labos, Labo-Contestation, Impascience ou encore le journal du personnel de Paris VII, Le module enragé qui pointe les hiérarchies injustes à l’œuvre dans la structuration du savoir.

Le deuxième front est ouvert par la base syndicale. Face à l’arrivée de nouvelles matières au processus de transformation de plus en plus chimique, le combat pour la santé au travail prend la forme d’une critique de l’innovation technologique et de ses retombées sociales néfastes. Dans le même esprit, du côté de l’agriculture, un syndicalisme paysan cherche des alternatives au mode de production capitaliste.

Scientifiques et syndicalistes sont invités à échanger leurs points de vue dans des revues alternatives à l’image de La Gueule ouverte, Le sauvage ou encore La gazette nucléaire.

Foisonnement de revues antinucléaires

Grâce à Henri Montant, alias Arthur, auteur des truculentes Mémoires d’un paresseux, le sabotage est très souvent mis à l’honneur des pages de La Gueule ouverte.

C’est ainsi à son initiative que le numéro 16 de février 1974 reprend des extraits de la brochure Lordstown 1972 ou les déboires de la Général Motors. De même, c’est encore dans La Gueule ouverte qu’on retrouve pour la première fois en France une référence au terme « écosabotage », accompagné d’un bref historique des luttes écologistes aux États-Unis.

Début 1975, la revue Interférences pilotée par un petit groupe de spécialistes en communication, fait découvrir au public le monde sordide des nouvelles technologies. Sous-titré « Pour une critique des appareils d’information et de communication », les auteurs font clairement tomber le mythe de la neutralité scientifique.

Dans une interview pour La Gueule ouverte, un membre affirme : « Ce n’est pas uniquement le contenu des messages et des informations véhiculés par les moyens de communication qui conditionne et manipule, mais l’outil de communication lui-même. Prenons la télévision par exemple : elle sert bien sûr à diffuser l’idéologie dominante.
Mais son rôle est avant tout d’être allumée ! Le premier message de la télévision, c’est le poste. Quand il est allumé, tous les rapports entre les gens sont bloqués et plus rien ne passe entre eux. »

À la question de savoir comment combattre le pouvoir des médias, « le sabotage, le brouillage, la dérive du pouvoir, apportent des éléments de réponse. »

La revue fait œuvre de pédagogie, elle désacralise l’informatique pour apprendre aux lecteurs à construire des radios-pirates, pratiquer l’espionnage électronique. Elle informe sur la pollution générée par les ondes et donne des conseils pour saboter et détourner les nouveaux appareils d’information et de communication. [...]

Une Convergence entre scientifiques et travail

Comme le montrent Renaud Bécot et Céline Pessis, on assiste dans les années 1970 à un rapprochement fécond entre intellectuels, scientifiques critiques et travailleurs exposés à de nouveaux dangers technologiques [4].

À l’évidence, le développement de la filière nucléaire est décisif dans la naissance de ces nouvelles alliances. À travers l’énergie nucléaire, la complicité de la science avec le pouvoir apparaît dans toute sa splendeur. Le choix d’une production électrique basée sur une industrie aussi complexe nécessite et justifie la mainmise étatique. Puisque seul l’État est en mesure de garantir le bon fonctionnement des centrales, il y trouve naturellement un motif de légitimation de son action et rend impossible toute alternative sociale non étatique.

Les gouvernements font ainsi passer pour des nécessités techniques, démocratiquement incompréhensibles, des choix politiques qui ne servent qu’à ce que l’on consente à être dirigé.

Le coup de force que représente le passage au nucléaire est pensé pour renforcer la dépendance de la société au pouvoir régalien. L’État devient indispensable à ceux qu’il domine. Ainsi, la technologie nucléaire est le parangon d’action étatique anti-démocratique : elle dépossède la population de son autonomie énergétique pour mieux l’asservir et imposer un ordre électrique productiviste, centralise les lieux de production et arme le territoire sur lequel elle règne.

Un anarchiste résume : « Le nucléaire vient confirmer que seul l’État et le Capital doivent détenir les capacités de produire de l’énergie, que ces capacités représentent un rapport lié au degré de dépendance des populations, que tout sursaut révolutionnaire voulant transformer radicalement le monde devra se confronter à ces mastodontes de l’énergie. Bref, qu’énergie signifie domination. » [5]

La critique anarchisante des technologies nucléaires rejoint donc naturellement l’antimilitarisme des soixante-huitards installés sur le causse du Larzac contre l’extension du camp militaire sur les terres paysannes. Au cœur de cette nébuleuse contestatrice, entre autres revendications non violentes, on trouve des individus qui menacent plus directement les autorités.

C’est le cas dès l’hiver 1971 où un hélicoptère stationné à l’entrée du camp à La Cavalerie est neutralisé à l’explosif [6]. Quatre ans plus tard, au mois de février 1975, les dossiers d’expropriation des paysans sont détruits dans la mairie de La Cavalerie [7].

Au même moment, l’intellectuelle féministe Françoise d’Eaubonne et son ami Gérard Hof, proche du groupe autonome Marge, rejoignent le mouvement antinucléaire particulièrement actif aux abords de la frontière allemande à Wyhl et à Marckolsheim. Tandis que des opposants arpentent gaîment les bosquets de la région au son d’une flûte traversière, d’autres sectionnent des barbelés et renversent des clôtures.

Pour d’Eaubonne et Hof, il s’agit d’effectuer des repérages, de connaître les étapes de construction d’une centrale et d’identifier les régions vulnérables. Car ils ont en tête un sabotage qui viserait un point essentiel de la centrale de Fessenheim. Aussi, dans l’après-midi du 3 mai 1975, plusieurs explosions retentissent sur les chantiers.

Des dégâts au niveau de la pompe du circuit hydraulique sont constatés qui retardent les travaux de près d’un an et occasionne 20 millions de Francs de dommages, soit l’équivalent de 15 millions d’Euros en 2022 : des dégâts « minimes » d’après EDF. [...]

Tout juste un mois plus tard, la société Framatom qui travaille sur la construction des réacteurs nucléaires est la cible de deux explosions. [...]

Les actions de sabotage se multiplient

Dans la brochure « Actions directes contre le nucléaire et son monde, 1973-1996 », on apprend que l’ordinateur central de Courbevoie est détruit à 50 % tandis que du côté d’Argenteuil, de nombreux instruments destinés à la réparation de Fessenheim sont touchés.

Le vendredi 15 août 1975, c’est au tour de la centrale des Monts d’Arrée située sur la commune de Brennilis en Bretagne de faire les frais d’une attaque à l’explosif. Cette dernière, perpétrée par le Front de Libération de Bretagne – Armée Républicaine Bretonne (FLB-ARB), neutralise plusieurs parties essentielles du circuit périphérique du réacteur.

Si l’action n’est pas revendiquée, bien souvent, des communiqués sont publiés à travers différents organes d’expression écologique comme l’Agence de presse réhabilitation écologique, APRE. Dans le deuxième numéro de la revue Écologie, une enquête est consacrée à l’éco-sabotage, reprenant les positions et réflexions des organisations militantes sur ce sujet.

La publication par la CFDT de l’ouvrage L’électronucléaire en France qui s’impose vite comme une référence incontournable des opposants au nucléaire en révélant au grand jour les méfaits de la radioactivité sur les travailleurs, fait de l’année 1975 la période charnière de l’écologie radicale.

Pour ne rien oublier de cette première année de résistance contre le nucléaire, au titre des « petits écho de la merde », La Gueule ouverte de décembre signale un sabotage sur les chantiers d’EDF dans les environs immédiats de Cholet dans l’ouest de la France.

Le journal rapporte : « Des inconnus ont mis le feu cet après-midi à une foreuse montée sur camion sur un chantier de l’EDF à Liré (Maine-et-Loire). L’engin, utilisé à des travaux de sondages effectués par l’EDF en vue de l’implantation d’une centrale nucléaire, a été entièrement détruit. Une enquête a été ouverte par la gendarmerie.

Le 11 novembre, une maquette de la future centrale avait été brûlée sur une place du village. Un comité antinucléaire mène campagne contre l’implantation à Liré d’une centrale atomique. »

À partir de cette date, les luttes se focalisent de plus en plus contre l’emprise et l’extension des technologies à toutes les dimensions de l’existence.

Pour les théoriciens des revues autonomes, le sabotage représente la tactique autour de laquelle les travailleurs s’entendent avec ceux qui refusent l’exploitation et préfèrent vivre en marge de la société, à l’instar du mathématicien Alexandre Grothendieck, un des fondateurs de la revue Survivre et vivre.

Victor Cachard

[1Philippe Buton, « L’extrême gauche française et l’écologie. Une rencontre difficile (1968-1978) », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 113, 2012/1, pages 191-203.

[2Amy Dahan et Dominique Pestre (dir.), Les sciences pour la guerre. 1940 – 1960, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, Paris, 2004.

[3Le programme nucléaire français est développé à l’insu de la population dès 1945 avec la création du Commissariat à l’Énergie Atomique (CEA) dans le but de fournir au pays l’arme atomique.

[4Renaud Bécot et Céline Pessis, « Improbables mais fécondes : les rencontres entre scientifiques critiques et syndicalistes dans les “années 1968” », Mouvements, n°80, 2014/4, pages 51 à 66.

[5Collectif, Le chant du cygne - Saborder la société industrielle et défier le sort qu’elle nous réserve, Éditions Tumult, p. 251.

[6Édouard Lynch, « Le “premier Larzac” ou la genèse d’un mouvement social atypique », in Gilles Richard et Jacqueline Sainclivier (dir.), Les partis à l’épreuve de 68. L’émergence de nouveaux clivages, 1971-1974, Presses universitaires de Rennes, 2012, pages 55-69.

[7Gaël Franquemagne, « La mobilisation socioterritoriale du Larzac et la fabrique de l’authenticité », Espaces et sociétés, n° 143, 2010/3, 117-133.

[8Victor Cachard, Histoire du sabotage. Des traîne-savates aux briseurs de machines, Éditions Libre, novembre 2022.

[9Victor Cachard (dir.), Émile Pouget et la révolution par le sabotage, Éditions Libre, septembre 2022.

 
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