Histoire

1917-1921 : Et la pédocriminalité fit chuter Sébastien Faure




La question était éludée par ses contemporains, et n’avait été que survolée par les ­historiennes et les historiens. S’agissait-il de calomnies policières ? Des indices contraires existaient, mais nul ne prenait la peine de creuser. Or de récentes révélations ne laissent plus de place au doute : ce militant anarchiste de renommée internationale, qui combattit courageusement toute sa vie contre les capitalistes, les antisémites, les impérialismes... était aussi un prédateur sexuel.

Comme d’habitude, il y a foule sur le marché aux puces de Clignancourt en ce dimanche d’automne 1917. Nous sommes en plein dans la « zone », un espace censé être inconstructible, mais couvert de bidonvilles, dans un rayon de 250 mètres autour des fortifications de Paris. Le marché aux puces y attire aussi bien des Parisiennes et Parisiens en goguette, flânant devant les étals des brocanteurs, que des enfants débraillés qui s’agglutinent devant les attractions foraines. Or cette enfance miséreuse attire les prédateurs. Contre quelques pié­cettes ou un cornet de frites, des « satyres » comme on les appelle alors, peuvent acheter les faveurs d’« enfants de la zone » et, un peu à l’écart, se livrer sur eux à des attouchements sexuels. Certains, désinvoltes, imbus d’impunité ou possédés par leurs pulsions, agissent quasiment en public.

Et c’est ce qui se passe aujour­d’hui, 23 septembre 1917.

Ceinturé, il est conduit au commissariat par une foule en colère

Plusieurs badauds remarquent le comportement d’un individu de 55 à 60 ans. Il rôde autour de fillettes de 8 à 12 ans, les dévisage avec ravissement puis se frotte à elles et leur palpe les fesses. Certaines s’écartent ; d’autres le laissent faire. L’individu va jusqu’à déboutonner le jupon d’une fillette pour la caresser, avec la braguette ouverte. En trois heures de ce manège, l’individu abuse de sept enfants, jusqu’à ce qu’une lingère de 24 ans, Léontine Bonafoux, écœurée, se rue sur lui et le gifle : « Dégoûtant ! Si c’est pas honteux de met­tre la main entre les jambes des petites filles ! » Le populo ­s’ameute ; plusieurs personnes ont vu la même chose que Léontine et vilipendent le satyre. Il tente alors de prendre la fuite mais, ceinturé, est conduit au commissariat par une foule en colère.

Au marché aux puces de Clignancourt (ici en 1923), dans la « zone » miséreuse qui entoure les fortifications de Paris, les prédateurs sexuels peuvent espérer acheter les faveurs d’enfants livrés à eux-mêmes. C’est là que Sébastien Faure se fait prendre pour la première fois.

Là, les policiers le confrontent immédiatement aux témoins. « Si ça me plaît de donner de l’argent aux petites filles, ça ne regarde personne », tente-t-il de se défendre. Les policiers relèvent les identités de tout le monde. Or ­celle du mis en cause n’aura pas manqué de les faire tiquer : ils tiennent là un militant anarchiste de renommée internationale.

C’est la première fois que la pédocriminalité va faire chuter Sébastien Faure [1]. Il n’en est pourtant pas à son coup d’essai, mais il était jusqu’ici passé entre les gouttes.

Une sommité et ses zones d’ombre

En 1917, Sébastien Faure a plus de trente ans de militantisme derrière lui. Dans les années 1890, conférencier itinérant, il a fait plus que quiconque pour répandre les idées libertaires dans tout le pays. En 1894, durant la grande répression de l’anarchisme, il a été la tête d’affiche du « procès des trente », un procès-spectacle qui tourna au bénéfice des inculpés. En 1895, il a fondé l’hebdomadaire Le Libertaire avec le parrainage de Louise Michel, et s’est essayé – de façon moins convaincante – à des travaux théoriques. En 1898-1899, durant l’Affaire Dreyfus, il a pris la tête du combat anarchiste contre les antisémites. En 1905, il a fondé une ferme-école libertaire près de Rambouillet, La Ruche, qui, au fil des ans, est devenue une petite ins­titution dans le mouvement ouvrier. Avec la Grande Guerre, il s’est imposé comme une des figures de l’opposition pacifiste, dont il a cofondé le principal journal, Ce qu’il faut dire (CQFD).

Sébastien Faure (1858-1942) est une figure majeure de l’anarchisme français des décennies 1880 à 1930. Ici photographié par Nadar vers 1900, après son engagement dans les rangs dreyfusards.

Bref, Sébastien Faure est une sommité. Mais une sommité qui a également sa part maudite.

C’est le 9 septembre 1903 qu’il a, pour la première fois, été surpris au square du Père-Lachaise en train de « se livrer à des at­touchements obscènes » et d’« em­brasser sur la bouche » trois fillettes de 8, 11 et 12 ans auxquelles il avait donné quelques sous. Dénoncé par un promeneur, Faure a été conduit au commissariat mais, les parents n’ayant pas porté plainte, il a été relâché [2].

Le 19 novembre 1907, ce sont les flics des mœurs qui, incidemment, sont tombés sur lui. Alors qu’ils avaient pris en filature une femme qui prostituait sa fille de 14 ans, ils ont identifié un de ses clients comme étant Sébastien Faure. Les deux femmes ont passé une partie de la nuit chez lui [3]. Cette observation a été notée, mais est restée sans suite.

« Tenu » par le ministère

Il est de nouveau pris la main dans le sac, cette fois en pleine guerre, le 28 septembre 1916, au parc des Buttes-Chaumont. Avec un autre homme, Sébastien Faure se livrait à des attouchements sexuels sur deux fillettes de 9 et 10 ans après leur avoir donné quelques piécettes. Arrêtés, ils ont été conduits au commissariat mais, cette fois, si la justice n’a pas été saisie, c’est parce que le préfet de police en personne a conservé le procès verbal par devers lui. Comme il l’expliquera plus tard : « j’ai pensé [...] tenir un propagandiste révolutionnaire dangereux et que je pouvais me servir de cette pièce pour endiguer sa propagande » [4]. Et en effet, le 5 octobre 1916, il convoqua Faure pour le menacer.

Étouffer l’affaire des Buttes-Chaumont pour mieux la garder sous le coude était tout à fait dans l’esprit du ministre de l’Intérieur de l’époque, Louis Malvy, dont la politique consistait non à réprimer aveuglément les pacifistes, mais à les garder sous contrôle, comme Sébastien Faure, « tenu » par ses affaires de mœurs.

Dans les milieux militants, c’est le choc

Cependant, un an plus tard, aux puces de Clignancourt, le scandale est trop gros. Et Malvy, qui a quitté la Place Beauvau, n’est plus là pour protéger Faure. Ce dernier, craignant les foudres judiciaires, s’enfuit et se cache à ­Marseille sous une fausse identité. En son absence, le tribunal correctionnel le condamne à deux ans de prison pour « outrages publics à la pudeur » [5]. Finalement reconnu et arrêté, il fait appel du jugement et, le 28 janvier 1918, sa peine est ramenée à six mois.

Fin 1917, Sébastien Faure se cache à Marseille sous la fausse identité de Louis Picard, membre du Syndicat international de l’industrie foraine, pour lequel il s’est fait délivrer une fausse carte, avec une photo d’identité où il apparaît avec des lunettes et une barbe inhabituelles.

Dans les milieux militants, c’est le choc. S’agit-il d’une manipulation policière ? Dès sa sortie de la Santé, fin mai 1918, Faure fait circuler dans les milieux militants un tract dénonçant une « odieuse machination ». Ce tract sera prolongé par une brochure intitulée Une infamie, prétendant que toute l’affaire a été fabriquée avec de faux témoins. Mais le milieu libertaire n’est qu’à moitié convaincu et s’en tient, pour l’essentiel, à un silence gêné. Tenu en suspicion, Faure préfère s’exiler plusieurs mois à Vichy.

Il attend décembre 1919 pour faire son grand retour. À cette date, une majorité de militantes et de militants ont consenti, semble-t-il, à lui accorder le bénéfice du doute, et à classer son affaire au registre des coups montés. Durant l’explosive année 1920, Sébastien Faure redevient même le grand orateur révolutionnaire du moment, battant des records d’affluence à ses conférences, avec des milliers d’auditeurs et d’auditrices.

Connu des enfants sous le nom de « Monsieur Fontaine »

C’est alors que la pédocriminalité va le faire chuter pour la seconde fois. Le 15 mars 1921, il est arrêté avec deux autres hommes dans la cité Lesage-Bullourde, un îlot insalubre de Paris 11e où ils ont payé deux fillettes de 11 et 12 ans pour commettre sur elles des attouchements sexuels. L’enquête de police révèle que cinq autres filles de 13-14 ans ont précédemment été leurs victimes à la Villette. Sébastien Faure était connu des enfants du quartier sous le nom de « Monsieur Fontaine ».

Tous trois sont incarcérés à la Santé et inculpés pour « attentat à la pudeur commis sans violences » et « excitation habituelle de mineures à la débauche » [6]. Le 15 juin 1921, ils sont jugés en correctionnelle à huis clos, et c’est finalement pour « outrage public à la pudeur » qu’ils sont condamnés. Faure écope de 500 francs d’amende et de huit mois de prison.

Par deux fois, Sébastien Faure a donc été arrêté pour des « attentats à la pudeur » sur mineures qui, depuis le Code pénal de 1832, relevaient du crime, donc de la cour d’assises. Et pourtant, les deux fois, la justice a déqualifié le chef d’accusation en « outrage public à la pudeur », soit un délit, passible du tribunal correctionnel. Était-ce de la mansuétude ? C’est plutôt le contraire, selon l’historienne Anne-Claude Ambroise-Rendu [7]. En cour d’assises, avec la mentalité de l’époque, le jury populaire acquittait assez facilement l’agresseur, considérant que les faits n’étaient pas très graves, ou pas avérés. En renvoyant l’affaire en correctionnelle, devant des magistrats professionnels, le juge d’instruction était plus sûr d’obtenir une condamnation.

A sa sortie de prison, Sébastien Faure publie, dans Le Libertaire, une lettre où il se dit victime d’un « traquenard », et minimise les faits : « Il s’agissait d’une de ces bagatelles pour lesquelles personne – moi excepté – n’eut été inquiété cinq minutes » [8]. Sérieusement atteint au moral, il songera un temps à se retirer de la vie politique. Mais finalement le mouvement libertaire choisira, une fois encore, de croire au coup monté, et Faure continuera à y jouer un rôle. Évidemment, de L’Action française à L’Humanité, on ne manquera pas de gloser sur le « satyre » pour discréditer le mouvement libertaire.

Et la Ruche dans tout cela ?

À ce stade, il est inévitable de se poser la question de La Ruche, cette ferme-école libertaire où Sébastien Faure a accueilli, de 1905 à 1917, 20 à 30 enfants « orphelins, abandonnés, appartenant à des familles nécessiteuses ». Fut-ce un lieu de prédation sexuelle pour lui  ? C’est plausible, étant donné ses penchants, la figure d’autorité qu’il incarnait et la disponibilité d’un « public captif » de pensionnaires très vulnérables – des orphelins ou des enfants de familles pauvres redevables au grand homme.

Dans une lettre du 8 janvier 1918, l’anarchiste Second Casteu rapportait le témoignage de sa belle-fille Marguerite, qui avait vécu à la Ruche de novembre 1913 à la fermeture de l’établissement, en février 1917. Selon elle, Sébastien Faure « prenait des petits le soir dans son lit et leur enseignait des caresses obscènes » ; elle pensait que « cela existait depuis la fondation de la Ruche » car d’autres jeunes filles lui affirmaient avoir été du nombre [9].

Après 1921, on ne trouve plus mention d’« attentat à la pudeur » de la part de Sébastien Faure, ni dans la presse, ni dans les archives policières. Durant l’Entre-deux-guerres, le vieux militant consa­crera son énergie à ses conférences ; à son imprimerie, La Fraternelle, qu’il avait fondée en 1917 ; à s’opposer au plate­formisme en rédigeant La Synthèse anarchiste ; et à son grand œuvre éditorial : L’Encyclopédie anarchiste.

Il faudra attendre 2021 (voir encadré ci-dessous) pour que soit exhumé le dossier judiciaire qui écarte la thèse de la manipulation policière.

Guillaume Davranche (UCL Montreuil)


UNE ÉPOQUE OÙ L’ON FERMAIT LES YEUX

Lors des deux arrestations de Sébastien Faure, en 1917 et 1921, la réaction première, instinctive, du mouvement anarchiste fut de crier à l’instrumentalisation policière... sans toutefois nier formellement les faits. En coulisses, on se montrait en effet assez soupçonneux vis-à-vis des agissements de Faure.

Mais, avec le recul du temps ? Après la mort de Sébastien Faure en 1942, sa pédocriminalité a été éludée par ses contemporains, qui certes ignoraient les faits de 1903, 1907 et 1916, mais ne pouvaient nier ceux de 1917 et 1921.

Ainsi, dans l’hagiographie qu’elle lui a consacré en 1949, Sébastien Faure. L’homme, l’apôtre, une époque, la féministe libertaire Jeanne Humbert lui trouvait toutes les excuses les plus contradictoires, mêlant dénégation  mensonges policiers »), dénigrement des victimes (leur « précoce viciosité »), biologisme (ses « désirs tyranniques »), intellectualisme  lien très étroit entre la sexualité et la cérébralité ») et relativisme  Qu’y a-t-il de si grave là-dedans ? »).

Dans l’édition de 1965 de ses Mémoires, Le Cours d’une vie, le célèbre anarchiste Louis Lecoin ne commenta que l’affaire de 1921. Il la résumait à une machination de la police contre Faure, utilisant « une jeune fille mineure qu’elle avait placée sur son chemin », une « demoiselle qui racolait les hommes et paraissait âgée au moins de 18 ans ».

Dans son étude Sébastien Faure et la Ruche, en 1988, Roland Lewin tint l’affaire de 1917 pour une pure manipulation policière, mais son unique source était la brochure pro domo Une infamie. Il fut plus embarrassé par l’affaire de 1921.

Le dossier judiciaire de l’affaire de 1917, conservé aux Archives de Paris sous la cote D2U6/199, bascula en libre accès en février 2018.

En 2021, Dominique Petit, contributeur au dictionnaire Maitron, en publia l’intégralité sur son blog Archives anarchistes, écartant définitivement la thèse de la manipulation policière. L’essentiel des témoignages et documents cités dans cet article en proviennent. Le dossier judiciaire de 1921 n’a, lui, pas été conservé, mais on trouve les procès verbaux de l’arrestation aux Archives de la préfecture de police, sous la cote BA/1704.


AFFAIRES SANS SUITES ET CONDAMNATIONS

1903 Premiers attouchements sexuels sur mineures documentés,
au square du Père-Lachaise. Arrestation sans suite judiciaire.

1907 Sébastien Faure est identifié parmi les clients d’une femme prostituant
sa fille de 14 ans.

1916 Arrêté avec un autre homme au parc des Buttes-Chaumont, pour attouchements sexuels sur mineures. Sans suites judiciaires car le préfet conserve le procès verbal pour faire pression sur Faure.

L’affaire de 1917

23 septembre Scandale public aux puces de Clignancourt. Sébastien Faure est arrêté. Les policiers enregistrent 7 témoignages contre lui.

24 septembre Passe à la rédaction de CQFD où il prend une forte somme d’argent dans la caisse, puis s’enfuit. Se cache à Libourne, puis à Marseille, sous un faux nom.

5 octobre Dans une lettre à ses camarades de CQFD, perplexes, il prétend qu’il a fui car la police voulait l’arrêter pour un discours pacifiste qu’on lui avait interdit.

13 novembre Le juge d’instruction auditionne cinq témoins.

23 novembre Un mandat d’arrêt est délivré contre Faure.

5 décembre Condamné par défaut en correctionnelle à deux ans de prison pour « outrages publics à la pudeur ».

11 janvier 1918 Reconnu et arrêté à Marseille.

28 janvier Sur opposition, nouveau procès à Paris et peine ramenée à six mois.

Fin mai 1918 Sortie de prison.

Juin 1918 Répand un tract dénonçant une machination.

L’affaire de 1921

15 mars Arrestation de Faure et de deux comparses cité Lesage-Bullourde, à Paris, pour avoir abusé de deux filles de 11 et 12 ans. L’enquête révèle qu’il avait déjà abusé de cinq autres fillettes du quartier.

15 juin Condamné à huit mois de prison et à 500 francs d’amende pour « outrages publics à la pudeur ».

mi-septembre Sort de prison.

[1Note de l’auteur : Dans les années 1900-1920, on ne disait pas « pédophile » ni « pédocriminel », mais « satyre » pour désigner un agresseur sexuel d’enfants. Pour que le lectorat des années 2020 saisisse immédiatement l’enjeu, j’ai néanmoins choisi de titrer avec le mot « pédocriminalité ». Merci à l’historienne Anne-Claude Ambroise-Rendu, autrice d’une Histoire de la pédophilie (2014) pour son éclairage.

[2Synthèse du sous-brigadier Gondouin du 1er décembre 1917.

[3Ibidem.

[4Déclaration d’Émile Laurent le 24 juillet 1918 au procès Malvy, Revue des causes célèbres, août 1918.

[5Avec la réforme de 1994 du Code pénal, l’« outrage public à la pudeur » est devenu le délit d’exhibition sexuelle.

[6Dans le Code pénal réformé en 1994, ces délits sont devenus « atteinte sexuelle sur mineur » et « corruption de mineur ».
En 1920, la majorité sexuelle était fixée à 13 ans.

[7Anne-Claude Ambroise-Rendu, « Attentats à la pudeur sur enfants : le crime sans violence est-il un crime ? (1810-années 1930) », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 4e trimestre 2009.

[8« Je sors du tombeau », Le Libertaire, 23 septembre 1921.

[9Lettre à Alfred Mignon, 8 janvier 1918.

 
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