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Turquie : 30 ans de répression des partis prokurdes par Ankara




Le pouvoir nationaliste turc s’évertue à réduire à néant toute représentation politique des populations kurdes. Depuis les années 1990, les partis pro-kurdes sont réprimés, comme c’est le cas aujourd’hui du HDP (Parti démocratique des peuples). Retour sur plus de trente années de répression et de ségrégation politique à l’encontre des Kurdes en Turquie.

Le Parti démocratique des peuples (Halkların Demokratik Partisi, HDP), le parti « pro-kurde », est aujourd’hui le 3e parti en nombre de voix en Turquie. La représentation politique des Kurdes fait peur au pouvoir nationaliste turc, malgré ses efforts constants pour en freiner le progrès.
Encore une fois, et cela depuis 2021, des procédures sont en cours pour interdire le parti pro-kurde en Turquie et l’empêcher de se présenter aux prochaines élections législatives.

Depuis les années 1990 une dizaine de partis pro-kurdes ont été dissous. Le 13 novembre dernier, l’explosion d’une bombe à Istanbul qui a tuée six personnes, a donné une nouvelle occasion aux autorités nationalistes turques de faire un lien direct, et complètement artificiel, entre terrorisme, PKK et HDP.
Plus récemment, la Cour constitutionnelle a demandé la suspension des aides publiques distribuées au HDP. Pourtant, il est légal et autorisé. Selon le procureur, le parti est accusé d’avoir des liens avec des organisations terroristes kurdes. Cette répression par le gouvernement nationaliste turc nous rappelle encore une fois les affrontements sanglants qui ont eu lieu dans les années 1980 et 1990, et la résurgence de la violence depuis la tentative avortée de coup d’État en 2016.

UNE TENTATIVE DURABLE D’EFFACER LA PAROLE KURDE

L’interdiction des partis kurdes a bien sûr une longue histoire. Depuis 1990, sept partis kurdes se sont créés et ont été interdits par le Conseil constitutionnel. Dans les années 2000, le parti pro-kurde a tenté de faire des alliances avec des partis de gauche pour pouvoir passer le seuil de représentativité de 10 %. En 2007 et 2011, le parti a présenté des candidat∙es indépendant∙es parce qu’il n’y a pas eu de coalition, et une trentaine des député∙es kurdes ont constitué le premier groupe kurde à l’Assemblée. En 2015, afin d’obtenir au moins 10 % des suffrages aux élections nationales, le HDP a décidé de changer de stratégie et s’est présenté comme une force politique indépendante.

Le HPD est aujourd’hui la grande force démocratique en Turquie, au-delà des seuls intérêts des populations kurdes.
D.R., 2014

Après la tentative du coup d’État en juillet 2016, neuf député∙es kurdes ont été arrêté∙es. Ce n’est donc pas la première fois que le parti pro-kurde est menacé d’interdiction.
Pourtant, malgré l’argument ethnique, les dirigeant∙es du HPD et son co-président, ne sont pas kurdes. Le député de la circonscription de Diyarbakir (ou Amed en kurde), Garo Paylan, est d’origine arménienne par exemple.

Ce qui est important aujourd’hui est que le parti est soutenu par d’autres partis de gauche comme Yesil (écologiste), ou le parti d’extrême gauche DSIP. Le HDP est devenu le parti du pays, et fédère en même temps des mouvements de gauche et d’extrême gauche en Turquie.
Ainsi le parti, dans son programme, aborde des questions sociales diverses telles que l’écologie, les droits des femmes, les droits de personnes LGBT. Mais son positionnement « pro-kurde », sa gestion territoriale décentralisée et sa dénonciation de la ségrégation est la source de ses liens avec la PKK.
En conséquence, l’alliance nationale, composée aujourd’hui de six partis, dont le parti républicain de centre-gauche kémaliste et des partis de droite nationalistes et islamistes, refusent de s’engager dans un dialogue officiel avec le HDP.

UNE COALITION POLITIQUE AVEC LE RESTE DE LA GAUCHE TURQUE

Les Kurdes, de leur côté, ne soutiennent pas non plus le dialogue avec l’alliance car la cheffe de file actuelle du parti nationaliste, Iyi (« Bon Parti »), a été la ministre de l’Intérieure et la principale instigatrice de la répression antikurde qui a eu lieu dans le sud-est de la Turquie pendant les années 1990. La plupart de ses dirigeants viennent du parti d’action nationaliste (MHP), c’est-à-dire les Loups gris.
Un autre facteur qu’il ne faut pas sous-estimer est la demande du procureur auprès du Conseil constitutionnel d’interdire la participation politique de quatre-cent-six cadres du HDP, pour une durée potentielle de cinq ans.
Contre cette menace, la 3e puissance du pays a lancée une enquête qui peut retarder les choses en demandant des délais supplémentaires.

ALLER AU-DELÀ DE LA QUESTION KURDE

Pourtant, la Turquie n’est pas encore totalement un pays dictatorial, des contre-pouvoirs, même faibles, résistent encore. La question qui se pose est de savoir si Erdogan veut dissoudre le HDP dans les mois à venir.
Dans un entretien accordé à un média français, le Professeur Ahmet Insel de l’Université de Galatasaray confirme que l’enjeu est d’empêcher progressivement le HDP de pouvoir se représenter : « Je crois que Tayyip Erdogan voudrait aussi retarder les choses, pour qu’à partir de la mi-février, la majorité change, le président du Conseil constitutionnel change et qu’une majorité plus acquise à sa cause soit en mesure de décider à la place de la majorité actuelle du Conseil constitutionnel. Donc je pense que M. Erdogan aussi ne maîtrise pas 100 % le Conseil constitutionnel encore et qu’il attend que la majorité change progressivement. » [1]
L’énorme manifestation qui a eu lieu le 15 janvier dernier en Turquie, et qui a rassemblé l’ensemble des forces critiques du régime d’Erdogan (militant∙es féministes, écologistes, syndicats, étudiantes) ont décidé de former une coalition avant les législatives de 2023.

Dans le cas où le HDP ne pourrait se présenter aux élections, cette grande coalition dispose de plusieurs partis politiques qui peuvent le faire à sa place. Cela montre bien que cette coalition fait peur, d’abord à Erdogan, ainsi qu’à l’alliance nationale derrière lui. Par ailleurs, le dernier attentat terroriste à Paris montre aussi que la menace n’est pas qu’en Turquie. Cela révèle que d’autres menaces, rendues invisibles par l’extrême droite, existent en Europe, tels que des partis politiques comme le PEJ (Parti Égalitaire et Justice) en France, qui a représenté l’AKP (parti du président Erdogan) lors des dernières élections municipales en France.

Se posent alors les questions suivantes : Pourquoi la présence de ce parti n’a-t-elle jamais été questionnée ? Parce que les patrons en Europe ont des liens forts avec l’alliance nationaliste turque au pouvoir actuellement ? Ou bien ce sont les Loups gris ? Pourquoi ne sont-ils toujours pas considérés comme une organisation terroriste ? Pourquoi les subventions qui financent ces organisations en Europe n’ont-elles pas été suspendues ?
Enfin, est-ce vraiment la composition ethnique des partis « kurdes » comme le HDP aujourd’hui en Turquie, ou les liens avec le PKK, considéré comme un groupe « terroriste » par la France et par plusieurs pays européens, qui menace la paix ? Non.

Peut-être vaudrait-il mieux retourner la question et parler de ce nationalisme turc qui ignore les Kurdes et s’engage dans un séparatisme qui menace la paix des Kurdes en Turquie et ailleurs, comme au Rojava ou ici même en France.

Muhsin (UCL Paris Nord-est)

[1« Les Kurdes, peuple en colère. Épisode 1/3 Turquie : minorité opprimée, électorat convoité », France Culture, le 16 janvier 2023.

 
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