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Reportage au Rojava : Espérer le meilleur, se préparer au pire




Trois mois après le début de l’offensive militaire de la Turquie et de ses alliés djihadistes dans le nord de la Syrie, l’avenir du Rojava, où les populations kurdes et arabes s’administrent de manière autonome, est incertain.

Depuis l’invasion turque d’octobre 2019, favorisée par le retrait des troupes étatsuniennes sur ordre de Trump, les Forces démocratiques syriennes (FDS) ont dû se retirer de Tall Abyad et Serekanye devant l’avancée des mercenaires de l’Armée nationale syrienne (ANS), composée de fait de brigades payées et armées par la Turquie, dont beaucoup de membres sont d’anciens djihadistes de Daech qui ont changé d’uniforme.

À ce moment-là un vent de panique a soufflé dans le mouvement de solidarité avec le Rojava, beaucoup pensant et écrivant qu’il fallait faire le deuil de cette révolution féministe, multi-ethnique et démocratique. Nous avons voulu voir ce qu’il en était en nous y rendant fin décembre 2019.

Nous avons très vite constaté, en passant la frontière entre le Kurdistan d’Irak et le Rojava, que rien n’avait changé dans les régions qui ne sont pas sous occupation turco djihadiste. Enfin si, il y a maintenant un pont flottant qui permet de traverser le Tigre, les fois précédentes c’était une grosse barque.

Les conditions d’embarquement et de débarquement des familles chargées de ballots et d’enfants en bas âge étaient épiques. Les mêmes fonctionnaires de l’Administration autonome du Nord et de l’Est de la Syrie (AANES, nom officiel de l’entité de gestion du Rojava) nous ont gentiment accueillis et les formalités ont été vite réglées.

Sur la route, nous nous sommes d’abord arrêtés au camp de réfugiés de Derik, où sont accueillies les familles forcées de fuir la région de Tall Abyad - Serê Konigê. Des tentes bien sûr, mais équipées de chauffages au gaz, et même de petits panneaux solaires pour fournir un peu d’électricité, de nombreuses installations sanitaires.

Certaines familles ici sont réfugiées pour la 3e ou 4e fois, parfois plus, chassées d’Afrîn et de la région de Serê Konigê. Environ 300 000 personnes ont dû fuir Afrîn en janvier 2018, plus de 300 000 ont été jetées sur les routes par les bombardements intensifs de l’armée turque en octobre 2019, sans que la « communauté internationale » ne lève le petit doigt, et n’apporte une quelconque aide à l’Administration autonome pour leur accueil. Sur la route en direction de Qamislo, nous traversons la région de production pétrolière de Rimêlon.

Un paysage un peu fantomatique avec des centaines de puits à l’arrêt, à cause de l’embargo, seulement 30% des puits sont en fonctionnement, faute d’acheteurs pour le pétrole.

Maintien de l’unité arabo-kurde

À Qamislo, la grande ville du Rojava, l’atmosphère est sereine. Les magasins débordent de marchandises, pas de files d’attente aux stations essence, les jeunes filles décolletées et grands cheveux au vent se promènent avec leurs copines en hijab.

Les mêmes policiers syriens contrôlent la circulation dans le quartier de la grande poste qui a toujours été sous contrôle du régime de Bachar el Assad, mais s’occupent uniquement de la circulation selon les accords passés avec l’Administration autonome. Le reste de la ville, sauf l’aéroport, est sous contrôle des Asayich, la police de l’administration autonome. À Qamislo, nous rencontrons Polat Jan, commandant des FDS pendant la bataille de Deir Ez-Zor.

Il nous explique que l’invasion turque a été un grand test : « Tout le monde attendait de voir si les Arabes et les Kurdes allaient rester unis, si la Turquie pouvait détruire tout ce que nous avons construit ces dernières années. Elle a échoué  : dans des régions à presque 100% arabes comme Deir Ez-Zor ou Raqqa, il n’y a pas eu de soulèvement contre les FDS. Au contraire des centaines de jeunes Arabes de Raqqa et Deir ez-Zor sont venus se battre avec nous à Serê Konigê contre l’invasion turque.

Nous n’avons pas eu de problèmes avec les clans arabes qui ne se sont pas retirés des FDS. Beaucoup nous ont reproché de dépendre de la présence des États-Unis, mais regardez  ; les États-Unis se sont retirés de Kobanê, de Monbÿ de Raqqa et c’est vrai que nous avons perdu Tall Abyad et Serê Konigê, mais le reste de la fédération autonome est intact et fonctionne toujours. »

Des tractations à haut risque

Nous rencontrons aussi Mohsen Tahrir, un dirigeant du Parti démocratique du Kurdistan (PDK), membre du Conseil national kurde (KNC). Il faut dire que les partisans du PDK, le parti du dirigeant irakien Massoud Barzani, nombreux dans la région de Qamislo, frontalière de l’Irak, faisant souvent partie d’une petite bourgeoisie propriétaire de terres, commencent à s’inquiéter.

Ils ont déjà beaucoup perdu avec l’invasion du canton d’Afrîn, puis Serê Konigê et Tall Abyad. « La menace turque pèse sur les Kurdes. Leurs mercenaires pillent, violent et tuent, il est nécessaire que les Kurdes s’unifient. Notre opinion est que la Syrie devrait être un État fédéral. ».

Un discours qui change des revendications indépendantistes précédentes. Sur la ligne de front, à Tall Tamer, les combattants syriaques (chrétiens) des FDS sont positionnés à quelques centaines de mètres de la M4, la grande route qui reliait Qamislo à Alep en passant près de Kobanê. Elle est fermée parce que les djihadistes sont juste de l’autre côté.

Les villages autour de Tall Tamer étaient à majorité chrétienne, lourdement bombardés et attaqués par les djihadistes, les bandits, les Ceté, comme on les appelle ici. Ils ont été désertés pas leurs habitants mais sont défendus par les brigades syriaques.

Au quartier général des FDS, nous rencontrons Mazloum Abdi, leur commandant général. C’est le 24 décembre, il y a une fête de Noël avec tout le commandement militaire des YPG, YPJ, FDS, autour du sapin. Mazloum Abdi nous explique qu’il n’y a pas de vrai retour du régime syrien dans la région et de fait nous n’avons pas vu un seul soldat syrien pendant les deux semaines de notre voyage.

« Nous demandons deux choses essentielles au régime pour obtenir une solution de long terme en Syrie : l’une est que l’autonomie fasse partie de la Constitution syrienne, l’autre est que les FDS fassent constitutionnellement partie du système de défense de toute la Syrie. Mais avec un statut spécial, la protection du nord de la Syrie sera sous la responsabilité des FDS, les combattants des FDS devront faire leur service militaire ici et le quartier général des FDS sera ici dans cette région. C’est une ligne rouge dans les négociations pour nous. »

Pour rejoindre Kobanê, la M4 étant inaccessible, nous faisons un détour de plusieurs heures qui nous fait passer par Raqqa. L’ancienne capitale de Daesh est toujours largement en ruines.

Enfin arrivés à Kobanê, nous voyons tout de suite les conséquences de cette deuxième attaque turque, après celle d’Afrîn. La reconstruction, qui battait son plein l’année dernière, est totalement à l’arrêt. Les investisseurs privés attendent de voir la suite des événements, car le sort de Kobanê, coincée entre deux zones occupées par les Turcs, fait partie des négociations entre la Turquie et la Russie. Résultat les habitants creusent partout des tunnels pour tenter de résister aux éventuels bombardements.

Massacre à Idlib et fureur turque

L’avenir du Rojava dépendra en partie de la bataille d’Idlib. L’escalade verbale entre Erdogan et la Russie pouvant mener soit à une défaite turque si les Russes continuent à soutenir le régime, soit à de nouveaux accords dont le Rojava pourrait faire les frais.

L’offensive de l’armée syrienne (AAS) dans la région d’Idlib a mis en fureur Erdogan, qui achemine renforts et matériel pour permettre aux brigades djihadistes de défendre ce territoire qui leur avait été octroyé par les accords de Sotchi. Mais il semble que cet accord soit remis en cause par le régime d’Assad et la Russie, dont les bombardements incessants permettent l’avancée du régime, avec pour conséquence des centaines de milliers de civils jetés sur les routes.

Mais l’incertitude pour le Rojava, et les FDS qui ne participent absolument pas à cette offensive, est le sort qui les attend. Y aura-t-il de nouveaux accords, qui donneraient de nouvelles concessions à l’est de l’Euphrate à la Turquie pour la consoler de la perte d’Idlib ?

Les Kurdes et leurs alliés arabes ne font plus confiance aux États-Unis depuis l’invasion d’octobre et tentent de négocier avec les Russes et le régime pour conserver leurs acquis.

Mireille Terrin

 
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