Antipatriarcat

Masculinisme : Quand les femmes « oppressent » les hommes




Le mouvement masculiniste est une idéologie réactionnaire et antiféministe, qui a émergé dans les années 1970. Les masculinistes considèrent que les luttes d’émancipation ont fait gagner trop de droits aux femmes, qui se retrouvent donc à oppresser les hommes. Ils luttent contre les droits des femmes et contre le féminisme. Aujourd’hui cette idéologie traverse plusieurs courants dont certains perméables avec l’anticapitalisme.

Au nom du masculinisme, plusieurs attentats ont été commis : Montréal, 1989, 14 mortes ; Californie, 2014, 6 mortes et un mort  ; Toronto, 2018, 8 mortes et 2 morts. Par ailleurs, le masculinisme – en particulier le mouvement incel [1] – fait partie aujourd’hui du socle idéologique de nombreux groupes et individus d’extrême droite parmi les plus meurtriers.

En 2006, dans son ouvrage Le Premier Sexe, Éric Zemmour dénonce une « féminisation » de la société, qui se développerait depuis quarante ans. La revendication d’une égalité entre les hommes et les femmes déboucherait, selon l’idéologue sexiste et raciste, sur une « indifférenciation » des genres, mais aussi sur une « stérilisation » des hommes, qui finirait par provoquer la disparition de « l’innovation », la « [stagnation intellectuelle et économique ».

Un paradigme plus large, transversal, émerge, qui traverse tout le champ politique. Il est indissociable d’une pseudo-critique du capitalisme. Zemmour a su habilement récupérer, et a contribué à populariser en France, les thèses du sociologue étatsunien Christopher Lasch, d’inspiration marxiste, pour affirmer que les luttes féministes, LGBTI, antiracistes, antiautoritaires qui se développent depuis mai 68 s’inscrivent dans la logique « narcissique », « nivelante », « déracinante » du néolibéralisme. Lasch promouvait « l’enracinement » contre le « melting-pot », la « culture populaire » contre la « culture de masse », et vilipendait le « narcissisme » et « l’individualisme » du capitalisme tardif, offrant déjà la possibilité de cette dérive réactionnaire.

Le mythe du « libéral-libertaire »

Jean-Claude Michéa a repris les thèses de Lasch, et de Michel Clouscard pour définir plus fermement le paradigme du libéral-libertaire. Issu des milieux de gauche, Michéa est aujourd’hui essentiellement repris par l’extrême droite (Alain Soral, la revue Limite, etc.) et distingue un libéralisme économique (généralement de droite) et un libéralisme culturel (la gauche du capital) qu’il considère comme indissociables.

Cela lui permet par exemple de discréditer les mouvements d’émancipation féministes, LGBTI et antiracistes qui émergent dans les années 1970, en les rangeant dans le « libéralisme culturel ». Il ne fait pas la distinction élémentaire entre la récupération étatico-capitaliste de ces dynamiques d’émancipation et leur base radicale et antiautoritaire, et amalgame le tout dans le concept flou de libéral-libertaire.

Michéa est donc incapable de théoriser sérieusement l’émergence d’un libéralisme autoritaire, masculiniste, homophobe, transphobe et raciste (Trump, Bolsonaro, etc.), parce qu’une telle réalité ne cadre pas avec sa grille de lecture confuse et abstraite. Cette pseudo-critique du capitalisme, sexiste et antilibertaire, se développe également sur le terrain d’une certaine écologie.

La revue Limite qui promeut une « écologie intégrale » réactionnaire, soluble dans le catholicisme intégriste, brandit souvent le mythe du libéral-libertaire, et cite régulièrement Michéa. Cette écologie masculiniste confuse oppose l’« artifice industriel » à une « nature », un « ordre des choses », une « essence concrète » des êtres.

Maya Andrez Gonzalez et Jeanne Neton, théoriciennes critiques anticapitalistes et féministes, dans The Logic of Gender [2], montrent que ce genre de pseudo-critique du capitalisme, naturaliste et essentialiste, peut devenir structurellement sexiste, mais aussi homophobe et transphobe : cette pseudo-critique fétichise une nature concrète, un ordre « normal » et « normé », et assigne tout ce qui vient menacer cette nature et cet ordre à l’abstraction capitaliste.

Pour les tenants de cette pseudo-critique, la binarité des sexes est un donné biologique indépassable, la volonté de déconstruction du genre s’inscrit dans la dynamique abstraite et illimitée du « capitalisme » et les féministes et les personnes LGBTI, qui refuseraient l’assignation biologique « naturelle », sont le symbole de l’abstraction capitaliste.

Masculinisme, écologie et anticapitalisme tronqué

On voit ainsi émerger aujourd’hui des théoriciens « anti-industriels » masculinistes qui prétendent critiquer les technologies capitalistes en associant leur dimension « dénaturante » à un « lobby LGBT » fantasmé, ou à un féminisme « déconstructionniste » diabolisé (Fabien Ollier, Alexandre Penasse, La Décroissance, etc.).

Une telle tendance s’exprime pleinement dans certains écrits du collectif anti-industriel Pièces et main d’œuvre [3] (PMO). Dans Ceci n’est pas une femme. À propos des tordus queer [4], PMO fustige les « libéralo-libertaires », qui promouvraient l’indistinction, la technologisation et la dénaturation du vivant.

PMO déplore la « féminisation » de la société, et la perte d’identité et de repères du sujet masculin hétérosexuel, ce qui est la base du discours masculiniste. De façon conspirationniste, PMO associe la PMA à une entreprise eugéniste, et fantasme des intérêts convergents entre le « lobby LGBT » et les transhumanistes ultralibéraux. Cette crainte d’une perte de contrôle de la reproduction par les hommes, et l’importance « anthropologique » donnée au rôle de père-patriarche dans la famille, est un fondement de l’idéologie masculiniste.

En associant la transidentité avec le transhumanisme et l’attitude du consommateur capitaliste, PMO nie l’existence et l’humanité même des personnes trans, ainsi que leurs souffrances et la précarité qu’elles subissent. Gonzales et Neton, dans leur ouvrage, ont très bien démonté les mécanismes de telles idéologies masculinistes, qui renvoient à un anticapitalisme tronqué, naturaliste et essentialiste.

L’industrialisme et le naturalisme sont les deux faces d’une même pièce : le concept de « nature » est une construction issue d’une société patriarcale et capitaliste, d’un système qui exploite et détruit l’environnement et les personnes minorisées. Une critique sensée et efficace de l’organisation sociale actuelle ne peut que dissocier radicalement les dynamiques libertaires, émancipatrices, du « libéralisme » économique et social, lequel est aujourd’hui explicitement autoritaire, sexiste et raciste.

Anaïs et Benoît (UCL Montpellier)

[1La sous-culture incel désigne des communautés misogynes se définissant comme célibataires involontaires (le meurtrier du féminicide de masse de Toronto en avril 2018 s’en réclamait).

[2Maya Andrez Gonzalez, Jeanne Neton, The Logic of Gender, Contemporary Marxist Theory, A Reader, 2014.

[3Pièces et main d’œuvre est un groupe grenoblois de la mouvance technocritique créé dans les années 2000.

[4« Ceci n’est pas une femme. À propos des tordus queer, étude de genre », Pièces et main d’œuvre, octobre 2014, disponible sur le site Piecesetmaindoeuvre.com.

 
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