Entretien

Françoise Vergès (sociologue) : « La colonisation entraîne un “blanchiment” de révolutionnaire transformés en colons »




Seconde partie de notre interview avec la politologue Françoise Vergès. Elle revient pour nous sur la nécessité de sortir des grands récits hégémoniques d’État en étudiant de près l’histoire des insurgés au sein de l’empire colonial français.

Alternative libertaire  : Tu dis que le féminisme doit nécessairement être anticapitaliste et internationaliste (voire 1re partie de l’interview, en ligne). Cette question nous intéresse particulièrement car nous prônons un féminisme libertaire. Dans la mesure où les États-nations ont besoin de contrôler le corps des femmes (pour contrôler sa population, pour les besoins du capital, pour les besoins de la guerre, etc.), le féminisme ne doit-il pas nécessairement être antiétatique  ?

François Vergès  : L’anarchisme m’a toujours intéressée, ne serait-ce que pour son rôle dans la Commune de Paris ou la guerre d’Espagne, et j’ai, petite, entendu parler de Sacco et Venzetti par mes parents comme un exemple historique d’arbitraire et d’injustice [1]. Ce n’est pas pour rien que les anarchistes étaient les cibles de l’État, de l’armée, de la police et des institutions. Il y a eu dans ce mouvement, un fait qui est peu connu, des racisés. [2]

L’État est un bras armé du capital et ses institutions sont toutes patriarcales, donc la question se pose  : quelle forme d’organisation sociale peut-on inventer pour dépasser ça ? Cela pourrait se rattacher aux luttes indigènes et écologiques : comment faire un monde qui ne soit pas celui du capitalisme et de la mort ? Mais je ne veux pas fétichiser non plus l’absence d’État. J’ai été dans des pays où l’État était très faible mais qui n’étaient pas des démocraties radicales pour autant, c’était la loi du plus fort. Un des rôles de l’État, qu’il remplit ou non, c’est la reconnaissance des droits sociaux qui protègent les faibles et les ouvriers, droits toujours obtenus grâce aux luttes sociales. Mais comment assurer cette protection sans qu’elle ne devienne, comme cela arrive avec l’État, un autre outil de discipline et de surveillance ? J’ai observé, à la Réunion, à la fois les luttes pour plus de droits sociaux et la manière dont l’État les utilisait pour accroître la surveillance et la dépendance, mais quand je dénonçais trop vigoureusement cet aspect, on me rappelait que je n’étais pas dans la situation de privation dans laquelle était la majorité du peuple. C’est une contradiction que nous connaissons bien.

Nous vivons dans une dystopie que l’idéologie «  il n’y a pas d’alternative  » s’efforce de présenter comme naturelle, inévitable. Comment inventer une utopie avec les apports du postcolonialisme, du féminisme, de l’écologie décoloniale, de la critique de la technique et de la science  ? Il faut être là où on ne peut pas être attrapé. La rapidité avec laquelle le système libéral s’approprie pour les dénaturer vocabulaire, représentations, actions exige d’inventer des parades à la capture. Nous avons des récits non-hégémoniques, des chants, des gestes, des rituels, tout un réservoir où puiser imagination et créativité. Il faut « marronner » [3], s’efforcer de ne pas être là où «  ils  » nous attendent  : vouloir «  en être  », être reconnu.es par leurs institutions, être satisfait.es des miettes que les puissants nous jettent, mentir, dissimuler, toutes les stratégies qui ont été développées pour ne pas être broyé.es.

Pour proposer une méthode de contre-récits, je vais parler de la manière dont on peut relier la Commune de Paris, l’insurrection d’El Mokrani, et celle d’Ataï en Kanaky : les politiques étatiques de répression, de dépossession, de vols de terre et de privation de droits dans les colonies, de fabrication du colon et blanchiment des classes populaires [4], de l’action de l’armée et du droit, de la colonisation et de la pacification d’une part de la classe ouvrière, de l’autre des peuples colonisés. En 1870, alors que les armées françaises sont engagées contre les Prussiens, El Mokrani, un notable dont les terres ont été confisquées et qui voit comment taxes et impôts écrasent le peuple algérien, appelle à la révolte. Pratiquement toutes les tribus et des confréries musulmanes puissantes de l’est et du sud-est algérien répondent à son appel. Ce sont des dizaines de milliers de cavaliers et de fantassins qui marchent contre les troupes françaises. En France, la défaite de Sedan [5] entraîne la fin du Second Empire et l’arrivée de Thiers [6] au pouvoir qui lance les troupes contre l’insurrection à Paris  ; Bismarck lui propose même son aide [7], preuve que la Commune est une menace plus grande que les bisbilles entre États. La Commune est écrasée lors de la Semaine sanglante. Des troupes sont alors envoyées en renfort en Algérie pour écraser l’insurrection. Les armées françaises pratiquent la politique de la terre brûlée, détruisant les villages, brûlant les récoltes, violant les femmes, l’armée française se déchaîne. El Mokrani est tué dans un combat et l’insurrection est écrasée début 1872. Les insurgés capturés se retrouvent enfermés dans les mêmes forteresses que les communards. Dans les Mémoires de Louise Michel et de Henri Rochefort se trouve la description de leur rencontre. Ils décrivent des insurgés qui, au début, refusent de leur parler, car ces derniers les perçoivent comme des Blancs donc comme des colons. Rochefort, qui finit par pouvoir leur parler, écrit qu’il éprouve à les écouter une immense honte à être français. Il y avait une opposition à la colonisation de l’Algérie parmi les révolutionnaires français, mais là, Rochefort prend toute la mesure de ce qu’est la colonisation : humiliation, massacres, dépossession au nom de la France.

À la suite de l’écrasement de l’insurrection en Algérie, l’État français saisit des centaines de milliers d’hectares appartenant aux Algériens, il les dépossède par décret, offrant fermes et terres à des familles d’Alsaciens et de Lorrains qui n’acceptent pas l’occupation par les Prussiens. Du jour au lendemain, des milliers et des milliers d’Algériens sont dépossédés avec comme seule alternative de devenir, sur leur propre terre, les ouvriers de ces nouveaux colons. Communards et insurgés condamnés au bagne voyagent dans les mêmes bateaux pour la Nouvelle-Calédonie, conquise peu de temps auparavant. Là aussi, la colonisation a signifié dépossession et vols de terres (dont certaines des terres seront octroyées à des communards). En 1878, Ataï prend la tête d’une insurrection contre ces dépossessions. Des communards et des insurgés sont invités à participer à l’écrasement de l’insurrection contre leur amnistie. Ataï est vaincu et sa tête tranchée envoyée au Musée d’histoire naturelle à Paris pour prouver «  l’infériorité  » des Kanaks.

Ce que j’invite à faire, c’est à examiner les liens entre l’écrasement d’une insurrection prolétarienne en France et celle d’une insurrection anticoloniale, entre les politiques de dépossession et la privation de droits, entre la masculinisation de la colonisation (l’État donne les terres spoliées à de «  bons pères de famille  ») et la racialisation du genre, entre répression et processus de blanchiment. Car la colonisation entraîne un « blanchiment » de révolutionnaires français transformés en colons. Certains résistent bien sûr mais c’est important d’étudier comment des révolutionnaires (et en France, la classe ouvrière) sont «  blanchis  », en accédant à des privilèges associés à la couleur blanche, et justifient d’exploiter des racisés davantage prolétarisés.

On comprend bien ce privilège nationaliste blanc octroyé dans les colonies dans la mesure où il est entériné juridiquement. Mais aujourd’hui comment opère-t-il  ? Un patron racisé est davantage privilégié qu’un ouvrier blanc...

Le capitalisme est racial mais il n’a pas toujours besoin de met­tre en œuvre une politique raciste comme les États-nations. Si comme racisé, tu acceptes la politique du capital, l’exploitation, le capitalisme financiarisé, welcome  ! Mais le racisme peut intervenir à tout moment  ! La richesse mondiale est encore majoritairement aux mains de Blancs. Mais il est évident que des grands patrons en Afrique ou en Asie qui ne sont pas blancs agissent en exploiteurs. La notion de « capitalisme racial » qui a été développée par Cedric Robinson, est à mes yeux éclairante. Pour Robinson, le capitalisme émerge au sein d’un ordre féodal et sur le terrain culturel de la civilisation occidentale déjà profondément imprégnée par le racialisme (voir comment les Irlandais, Juifs et les Rroms sont racisés en Europe). Le capitalisme n’a donc pas été le super modernisateur qui aurait donné naissance au prolétariat européen comme sujet universel, et la « tendance de la civilisation européenne n’était pas d’homogénéiser par le capitalisme, mais de différencier – d’exagérer les différences régionales, sous-culturelles et de dialectes en différences “raciales’’ », écrit Robinson. Et personne n’est à l’abri de ces processus qui légitiment l’exploitation, la discrimination, la racialisation.

On a vu comment les Grecs ont été racialisés, présentés comme des paresseux pour justifier les politiques de la Banque centrale européenne. Le vocabulaire employé par le ministre de l’Economie allemand envers les Grecs était un vocabulaire colonial et racial. La racialisation croise la classe et le genre de manière constamment reconfigurée. Aujourd’hui la cible ce sont les musulmans. Nous avons assisté, comme l’ont démontré les sociologues AbdellaliHajjat et Marwan Mohammed, à une construction de l’islamophobie par les élites françaises (voir L’Islamophobie, La Découverte, 2013).

Peux-tu nous dire un dernier mot sur le score du Front national dans les Outre-Mer ?

Quand je pense qu’il y a encore quelques temps ni le père ni la fille ne pouvaient ne serait-ce que débarquer de l’avion tellement il y avait de manifestations, et qu’aujourd’hui elle est accueillie avec des bouquets de fleurs... ça me rend malade. Il y a plusieurs choses. D’une part ce sont des pays abandonnés. Mais l’explication sociale n’est pas suffisante.

J’ai des hypothèses mais qui doivent encore être testées. Ma première hypothèse c’est que le Front national est le plus français des partis. C’est un parti né en France de l’histoire française, de l’Algérie française. Il est né d’une matrice française coloniale. Il n’a jamais été accusé de jouer le jeu d’une nation étrangère (comme le PCF l’avait été par rapport à l’URSS). Voter pour le FN prouve donc qu’on est français. Mais c’est aussi un vote qui n’a pas la même résonance d’un outre-mer à l’autre ! Il faut comprendre pourquoi il est plus fort à la Réunion et à Mayotte qu’en Guadeloupe par exemple.

Ma seconde hypothèse est qu’il ne faut pas sous-estimer le racisme dans ces sociétés. Elles ont été construites sur et par le racisme. Au fur et à mesure que différents groupes étaient amenés par le colonialisme français, les autorités les montaient les uns contre les autres et contribuaient à leur racialisation. La stratégie face aux subalternes a toujours été la division. Et blâmer les migrants pour ses difficultés n’est pas réservé à l’Europe. Par exemple, à la Réunion, Comoriens et Malgaches, aux Antilles les Haïtiens, en Guyane les Brésiliens, les Haïtiens, les Surinamiens. A la Réunion, c’est un député descendant d’engagé indien qui a proposé de retirer le droit du sol à Mayotte et qu’on y impose le droit du sang  !

Ma troisième hypothèse c’est qu’on paye aujourd’hui le résultat de l’écrasement de partis anticoloniaux et antiracistes. J’ai connu dans mon adolescence des mouvements anticoloniaux se regroupant pour faire des programmes à présenter aux candidats de gauche à la présidentielle. Aujourd’hui il n’y a pas de voix des Outre-Mer, ils s’alignent sur les débats franco français, débats dans lesquels les habitants des Outre-Mer brillent justement par leur absence. Les liens des mouvements anticoloniaux de la Réunion avec les mouvements malgaches, comoriens, mauriciens, mozambicains, n’existent plus. J’ai des photos de mon père (Paul Vergès, un des fondateurs du Parti communiste réunionnais et militant anticolonialiste) dans une région libérée du Mozambique. C’est inimaginable aujourd’hui, on est franco-français. La France a réussi à casser l’alliance des Outre-Mer tout en délaissant ces territoires. Les universités n’y produisent aucune pensée, les enfants sortent illettrés de l’école. Il y a une fabrication d’une population qui survit tout juste. Des femmes réunionnaises que je rencontre me disent que le 12 du mois elles n’ont plus rien. Elles sont colonisées par la question de la survie. Les enfants sont absorbés par la société de consommation, mais n’ont rien à consommer. Le discours antimondialisation du FN trouve donc aussi de l’écho.

Enfin, dernier point mais non des moindres, la gauche française n’a rien à dire sur les Outre-Mer.

Propos recueillis par Bernard Gougeon (AL Tarn)

[1Sacco et Vanzetti sont deux anarchistes américains condamnés à tort à la peine capitale dans les années 1920.

[2Être racisé c’est avoir été socialement produit comme une « race » dont on a historiquement construit l’altérité raciale à travers une littérature pseudo-scientifique, une juridiction spécifique, des représentations de propagande par un processus qu’on nomme « racisation ». La « race » désigne un groupe social auquel on attribue des tendances inhérentes soit à son génome, son phénotype (comme pour les noir.es), ou sa culture, sa religion (comme c’est le cas pour les musulmans).

[3Le marronnage désigne la fuite d’esclaves hors des plantations, ils et elles devaient ne pas se rendre visibles du pouvoir et arrivaient parfois à faire société hors de l’Etat esclavagiste.

[4C’est-à-dire de la construction de privilèges sociaux accordés à la classe ouvrière blanche vis-à-vis des populations indigènes.

[5La bataille de Sedan met fin à la guerre franco-prusienne en faveur de la Prusse.

[6Adolphe Tiers (1797-1877) devient président de la République suite à la guerre, de 1817 à 1873. Depuis Versailles il a dirigé l’armée régulière qui a massacré les insurgés de la Commune.

[7Bismarck (1815-1898) est le chancelier prussien. Durant la Commune de Paris il pactise avec la France, ennemie de veille, pour écraser les communards.

 
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