Dossier 1917 : Minoritaires mais galvanisés, les anarchistes prônent l’expropriation tous azimuts

En 1917, les groupes anarchistes se multiplient dans toute la Russie. Mais si le cœur battant de la révolution est à Petrograd, c’est la Fédération anarchiste communiste de Moscou qui est la plus solidement implantée.

Comme les autres groupes socialistes, les anarchistes de Petrograd ont pris une part active dans les événements. Durant la semaine de manifestations et d’émeutes sanglantes qui a préludé à la chute du tsar, on a pu les voir défiler avec des drapeaux noirs frappés du slogan « À bas l’autorité et le capitalisme ».

L’anarchisme russe est relativement jeune. Il n’a émergé qu’en 1903 et a connu son apogée dans la foulée de la révolution de 1905, avant d’être presque totalement anéanti par la répression vers 1908. Il a ensuite principalement survécu dans l’exil en Europe et aux États-Unis, introduisant en Russie des journaux diffusés sous le manteau.
Lorsque éclate la révolution de Février, les anarchistes ne sont qu’une petite tendance du mouvement socialiste – on les estime à 200 au plus sur Petrograd, contre par exemple 2.000 bolcheviks, eux-mêmes minoritaires face à leurs concurrents mencheviks et socialistes-révolutionnaires.
Leur implantation est maigre mais très prolétarienne, avec des militants actifs dans plusieurs grandes usines comme Rousski Renault, Metallicheskii, Poutilov et l’Usine de tubes (Trubochnyi) [1]. Va bientôt s’y ajouter l’importante Poudrerie de Schlüsselbourg, à 50 kilomètres de la capitale : début mars, à peine libéré de prison, s’y embauche un ouvrier anarcho-syndicaliste de valeur, qui va jouer un rôle de premier plan dans les événéments : Justin Jouk (30 ans) [2].
Audience dans les régiments les plus rouges

L’implantation anarchiste est également conséquente sur le chantier naval et le port de Petrograd, grâce à l’action qu’y mène Iosif Bleikhman (49 ans). Cet orateur électrisant, qui se produit sur toutes les tribunes, est une figure incontournable de l’anarchisme à Petrograd en 1917. Versant volontiers dans la surenchère, glorifiant le massacre des officiers le 1er mars à Cronstadt, appelant à jet continu à l’insurrection et à la terreur rouge contre les bourjouï [3], il colle assez à la caricature de l’anarchiste destructeur et sanguinaire, et c’est sans doute ce qui explique sa relégation aux oubliettes de l’histoire. Visiblement embarrassés, les mémorialistes libertaires de la révolution (Maximov, Voline, Yartchouk, Gorélik) l’ont systématiquement passé sous silence... contrairement à Trotski qui lui a volontiers consacré quelques lignes truculentes [4].
Dans Petrograd en ébullition, où se tiennent quotidiennement des meetings dans les quartiers, les usines et les casernes, Bleikhman et son camarade Shlema Asnine vont en tout cas gagner à l’anarchisme une audience certaine dans les secteurs les plus rouges de la garnison : le 1er Régiment de mitrailleurs et les marins de Cronstadt, où s’activent également deux bouillants matelots libertaires : les frères Nikolai et Anatoli Jelezniakov (24 et 22 ans).
La Fédération anarchiste communiste (FAC) de Petrograd, bientôt constituée, se concentre dans les districts populaires que sont Kolpino, Moskovski, Cronstadt et surtout Vyborg, vaste quartier ouvrier toujours braqué comme un revolver sur le cœur bourgeois de la capitale.
Un quartier général dans le quartier ouvrier de Vyborg
C’est de Vyborg qu’est parti Février et que partiront, par la suite, toutes les poussées de fièvre insurrectionnelle. C’est tout naturellement à Vyborg que les anarchistes fixent leur quartier général, en réquisitionnant la datcha Dournovo, propriété d’un ancien ministre de l’Intérieur.
De ce petit palais, ils font une sorte de maison du peuple hébergeant, outre leurs propres activités, un syndicat de boulangers et une unité de la milice populaire, ouvrant le jardin aux familles du quartier, nouant des liens avec les ouvriers des usines alentour.
Dès le 7 mars 1917, la FAC sollicite l’accès aux presses typographiques du soviet de Petrograd pour tirer un journal ; elle essuie un refus [5]. Lot de consolation : elle aura un représentant parmi les 3.000 délégués au soviet de la capitale. Bleikhman viendra donc régulièrement s’y répandre en discours incendiaires [6]. Cependant, l’organisation, réticente envers ce soviet trop modéré, n’en fera pas le centre de son activité, loin de là.
Moscou, capitale de l’anarchisme russe
En dehors de Petrograd, le mouvement anarchiste est actif, en mars 1917, dans une douzaine de villes comme Toula, Odessa et Ekaterinoslav. À Kharkov, animé par les anarcho-syndicalistes Rotenberg et Dodonov, il est influent dans plusieurs usines.


Mais c’est à Moscou qu’il est le plus dynamique, notamment dans les quartiers populaires de Zamoskvorietchié et de Presnia. Une Fédération anarchiste-communiste s’y constitue avec l’aide de Piotr Archinov (30 ans), un révolutionnaire intrépide qui sort de six ans de prison.
La FAC a tôt fait de réquisitionner, rue Malaya Dmitrovka, un bel immeuble doté d’un auditorium et d’une librairie : le Club des commerçants, rebaptisé Maison de l’anarchie. Présents chez les cheminots, les typographes et les tanneurs, les anarchistes s’implantent bientôt parmi les boulangers et autres ouvriers de l’alimentation. Ils sont également influents au sein du régiment de Dvinsk, avec deux vétérans, Gratchov et Fedotov [7].
Fait notable, la FAC de Moscou fonde un quotidien, Arnarkhia, devançant la FAC de Petrograd, qui ne parviendra à se doter, deux mois plus tard, que d’un mensuel : Kommuna (« Commune »).
Idéologiquement, la FAC de Petrograd est l’héritière des courants insurrectionnalistes des années 1905-1907 : spontanéiste, d’un ouvriérisme passablement anti-intellectuel, elle fait de la Commune de Paris un modèle politique quelque peu mythifié, et prône l’expropriation immédiate des moyens de production par les ouvriers et les paysans eux-mêmes, sans attendre l’Assemblée constituante.
Guillaume Davranche (AL Montreuil)
Un tract de mars 1917
de la Fédération anarchiste communiste de Petrograd
(extrait)
La FAC pointe les faux-semblants du double pouvoir gouvernement-Soviet, et appelle à l’action directe immédiate.
« NOS TÂCHES
DANS LA RÉVOLUTION ACTUELLE »« Nous devons montrer au peuple l’inutilité et l’absurdité de la tactique “pousser la bourgeoisie vers la gauche”. Notre tâche historique est de pousser le prolétariat à gauche pour qu’il pousse la bourgeoisie dans le précipice. [...]
Malgré ses apparences révolutionnaires, le Soviet des députés ouvriers et soldats ne libérera pas les travailleurs si, dans les faits, il ne réalise pas un programme effectivement maximaliste, anticapitaliste.
La libération des travailleurs peut s’accomplir uniquement par une révolution sociale, et sa réalisation constitue la tâche la plus urgente des travailleurs de Russie. […]
Toute la Russie doit se constituer en un réseau de communes révolutionnaires et souveraines qui, en occupant les terres et les usines, exproprieront la bourgeoisie, supprimant ainsi la propriété privée. […]
Vive la révolution sociale !
Vive le communisme anarchiste ! »
LA PREMIÈRE VAGUE LIBERTAIRE (1905-1908)

Quoique les éminents Bakounine et Kropotkine aient été russes, l’anarchisme n’a émergé en Russie même que vers 1903, vingt-cinq ans après l’Europe de l’ouest.
Il a proliféré à la faveur de la révolution de 1905 : de 11 groupes recensés en 1903, on est passé à 255 en 1907. Un mouvement était né, peuplé de jeunes idéalistes prêts au sacrifice, principalement ouvriers, étudiants et intellectuels, parfois paysans. On y trouvait en bonne proportion des Juifs et des transfuges du Parti socialiste-révolutionnaire (SR), très porté sur la lutte armée.
Il faut dire qu’au pays du knout, des pogroms et des gibets, le socialisme dans son ensemble est rompu à l’illégalité : on se finance en braquant des banques, on n’hésite pas à faire couler le sang. En 1906-1907, près de 4.000 patrons ou agents du régime auraient été victimes des anarchistes et des SR, décimés en quantité équivalente : une véritable petite guerre sociale.
Deux principales organisations libertaires ont vu le jour : Beznatchalié (Безначальи, « Anti-autorité ») et Tchernoe Znamia (Чёрное знамя, « Drapeau noir »). Alors que les SR sélectionnaient leurs cibles, les anarchistes jugeaient que nul riche n’était innocent, et prônaient la terreur « sans motif » (bezmotiv), en jetant des bombes à l’aveugle dans les cafés, théâtres et concerts.
La terreur « sans motif » (Безмотивный террор) a cependant été réprouvée par une partie du mouvement qui, sous l’impulsion de Daniil Novomirski, s’est qualifiée d’« anarcho-syndicaliste » et a voulu importer les méthodes de la CGT française (grèves, boycott, sabotage). Sur cette base ont été impulsés des syndicats en Ukraine, recrutant jusqu’à 5.000 membres.
À partir de 1908, Beznatchalié et Tchernoe Znamia ont été démantelés par la répression et, dès 1914, seuls une demi-douzaine de groupes anarchistes survivaient dans l’empire.

Au sommaire du dossier :
- Édito : Les anarchistes, leur rôle, leurs choix
- Février-mars 1917 : Après les tsaristes, chasser les capitalistes
- Avril-mai : L’irrépressible montée vers l’explosion sociale
- Juin-juillet : Provoquer une insurrection ne suffit pas
- Août-septembre : La contre-révolution creuse son propre tombeau
- Octobre rouge (et noir) : L’assaut dans l’inconnu
- Novembre 1917-avril 1918 : Du pluralisme à la révolution confisquée. Quatre points de clivage :
- Épilogue 1918-1921 : Résistance et éradication
- Bibliographie : Pour découvrir la Révolution russe