Histoire

1953 : L’été des bras croisés... Et des comités d’action




Des grèves reconduites spontanément, des comités d’action à la base, qui imposent l’unité à des directions syndicales débordées... Bigre, quelle est cette énumération de clichés gauchistes ? Eh bien non, il ne s’agit pas de clichés, mais de la révolte du secteur public d’août 1953 qui dura trois (!) semaines et entraîna un total de 4 millions (!) de grévistes... Une déferlante curieusement tombée dans l’oubli.

En cet été 1953, plombé par la guerre d’Indochine, l’État français a un cruel besoin d’argent. Les milieux dirigeants prônent la « rigueur »  : des coupes sombres dans les dépenses publiques. La tâche incombera au gouvernement de centre-droit de Joseph Laniel.

Le 10 juillet, le Parlement l’autorise à légiférer par décrets durant les vacances parlementaires pour geler les salaires des fonctionnaires, réduire les effectifs et, surtout, reculer de deux ans l’âge de départ en retraite  [1]

La réaction des fédérations syndicales, pourtant, est assez modérée. Seules la CGT et la CFTC appellent, le 4 août, à protester en faisant grève… une heure. FO rejette cette action purement symbolique... mais ne fait rien d’autre. Nul ne s’attend, alors, à ce que ce 4 août soit le prélude à une explosion sociale. Tout va partir des PTT de Bordeaux, et ce n’est pas un hasard.

Tout d’abord, le climat social est explosif aux PTT, en raison des bas salaires, des cadences, d’un management caporalisé. Les décrets-lois sont la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Ensuite, à la poste de Bordeaux, FO est ultramajoritaire, sur une ligne combative.

Le 4 août donc, les facteurs bordelais snobent l’heure de grève. Mais, à midi, en rentrant de tournée, ils trouvent dans la cour de la poste centrale, leurs collègues téléphonistes, plutôt CFTC. Les femmes étant en grève, ils ne peuvent décemment être en reste  [2]. Les militants FO accourent et l’un d’eux, Jean Viguié, fait acclamer la grève illimitée  [3]. Dans la foulée est formé un comité intersyndical unitaire, qui lance un appel dans le pays. Aux PTT, la communication est rapide : dès le lendemain, plusieurs centres débrayent. Les directions fédérales FO, CFTC, FNSA et CGT des PTT ne peuvent que suivre.

Le mouvement a été lancé par la base, et la base réclame l’unité : dès le 6 août, en meeting salle Wagram, à Paris, 5 000 postières et postiers imposent que les responsables fédéraux CGT, FO, CFTC et FNSA siègent à la même tribune – un événement impensable quelques jours plus tôt  [4] Autre événement inhabituel : dès le lendemain est élu un comité régional de grève, pour piloter la lutte dans l’unité. Dans les jours suivants, d’autres comités de ­grève vont surgir spontanément, notamment à la SNCF, élus par les grévistes. Les syndicats n’en sont pas exclus, au contraire, ils sont instamment priés d’y participer. Une façon pour les grévistes de leur imposer l’unité d’action, tout en conservant la direction de la lutte.

Industriel, député du Calvados de 1932 à 1958, Joseph Laniel exerce les fonctions de président du Conseil des ministres de juin 1953 à janvier 1954
Joseph Laniel
président du Conseil des ministres de juin 1953 à janvier 1954.

Des comités d’action intersyndicaux sont élus

Les communistes libertaires de la FA vont appeler à multiplier ces « comités de grève » et « comités d’action inter-entreprises lo­calement, régionalement, nationalement, en y contraignant les directions syndicales, en les débordant s’il le faut. Ces comités seront demain le véritable pouvoir, les organes de gestion de la société élus et contrôlés par les assemblées de travailleurs. » La FA propose également un programme fédérateur en 9 points, dont : abrogation des décrets-lois ; retour aux 40 heures ; quatre semaines de congés payés ; alignement des retraites du privé sur le public ; retrait d’Indochine et « indépendance des peuples coloniaux »  [5].

Va-t-on vers une crise révolutionnaire  ? Non. Pour des raisons différentes, les confédérations CGT, CFTC et FO ne veulent pas d’un mouvement d’ensemble, encore moins d’une grève générale. La CFTC, parce qu’elle ne veut pas gêner les démocrates-chrétiens du MRP, alors au gouvernement. Mais aussi parce qu’elle et FO sont tétanisées par la peur d’une crise politique qui profiterait à la CGT, et éventuellement porterait le PCF au pouvoir. En réalité, la CGT, ne fera pas un pas en ce sens, parce que les temps ont changé : Staline est mort en mars, l’armistice a été signé en Corée en juillet, Moscou entame une détente avec l’Ouest, et il n’est plus question de provoquer une crise diplomatique en déstabilisant l’État français.

Pas de discours enflammés donc, pas même de manifs monstres dans les rues : se refusant à « politiser » les grèves comme elle le faisait depuis des années, la CGT les accompagnera, sans plus ; FO et la CFTC, elles, les freineront au maximum, pressées de passer à autre chose.

À partir du 7 août, presque tout le secteur public est paralysé : SNCF, EDF-GDF, RATP, Municipaux, Tabacs, mineurs… on atteint les 2 millions de grévistes. Sentant le vent, les différentes fédérations syndicales ont, avec le vocabulaire de l’époque, beaucoup plus directif qu’incitatif, « donné l’ordre » de grève. Mais, comme en Juin 36, les syndicats de base vont à de multiples reprises devancer les ordres de grève, et désobéir aux ordres de reprise.

Grève des cheminots, Dijon 1953
Grève des cheminots, Dijon 1953

Force ouvrière craint un « débordement cégétiste »

Le lundi 10 août, la publication des décrets au Journal officiel fait monter la colère, et de nouveaux secteurs débrayent : Aviation civile, Imprimerie nationale, Sécurité sociale, Compagnie générale transatlantique, ORTF. La métallurgie francilienne est touchée…

Le 10 au soir, chaque direction confédérale CGT, FO et CFTC se réunit pour faire le point sur la situation. À la commission exécutive de la CGT-FO, la fébrilité est extrême. La gauche, par la voix d’Adolphe Sidro, des Employés, propose l’appel à une grève générale de 48 heures. Pas question, rétorque le secrétaire général, Robert Bothereau  : ce serait ouvrir la voie à un « débordement cégétiste », à une crise de régime et à un possible accès du PCF au pouvoir  [6].

Dans les différentes branches, FO et la CFTC donnent donc l’ordre de se limiter à des « grèves carrées » de vingt-quatre heures – en vain  : le travail cesse, mais ne reprend pas. En parallèle, FO et la CFTC appellent à une con­vocation du Parlement, dans l’espoir qu’il censure les décrets-lois de Laniel.

Plus à l’aise, la CGT approuve les grèves illimitées, mais sans y pousser outre mesure. Chez Renault par exemple, les communistes libertaires signalent que les tracts CGT sont « d’une grisaille surprenante : point de mots d’ordre, point d’appels énergiques, comme si l’on criait Vive la grève en souhaitant de d’être pas écouté »  [7].

Le gouvernement, lui, éructe et gesticule en vain. Il envoie des ordres de réquisition  ? Les comités de grèves les collectent et les renvoient collectivement à la préfecture. Il tente de remplacer les autobus par des camions militaires  ? C’est un ratage. Il envoie des détenus ramasser les ordures sous escorte policière  ? Le résultat est des plus médiocres.

À partir du 15 août, Laniel accepte de parler avec les dirigeants confédéraux CFTC et FO – dont le vieux bonze réformiste Léon Jouhaux (74 ans)  ! Mais Laniel est décidément bas du front. Aveugle au rapport de force, il refuse toute concession, rompt les négociations et, le lundi 17 au soir, lance à la radio un ultimatum aux grévistes : « Je demande à tous de cesser la grève demain mardi. […] Il n’y aura plus aucuns pourparlers avec ceux qui n’auront pas repris le travail demain. »

Autant dire que « l’ultimatum Laniel » a exactement l’effet inverse de celui escompté. Non seulement les grévistes tiennent bon mais, avec les retours de congés, le risque d’une extension au privé devient tangible. Le 18 août, près de 50.000 ouvriers font leur rentrée à l’usine Renault de Billancourt, ce phare de la ­lutte de classe, et certains ateliers commencent aussitôt à s’agiter.

Grève de cheminots, Nantes 1953
Grève de cheminots, Nantes 1953

Le gouvernement capitule, les grèves perdurent

Désabusé, supplié par le MRP, Laniel consent à reprendre les pourparlers avec FO et la CFTC dès le 19 août à 23 h 30. La pression est intense, avec des grèves qui éclatent à présent dans le BTP, le textile, la chimie, la sidérurgie, dans les ports et docks... Le 21 août, enfin, Laniel capitule. Soulagés, les dirigeants FO et CFTC annoncent avec satisfaction que le gouvernement abandonne le recul de l’âge de la retraite, et appellent à la reprise.

Mais, à leur grand désarroi, la masse des grévistes ne saute pas de joie. Au contraire, elle soupçonne une entourloupe : il n’y a pas d’accord écrit  ; le gouvernement se tait ; FO et CFTC semblent trop heureux de tourner la page. À Paris, le comité régional de grève des PTT est furieux de cet ordre de reprise sans que ni lui ni les grévistes n’aient été consultés. Même topo à la SNCF. La CGT a beau jeu de crier à la trahison. Elle encourage la poursuite des grèves, tout en leur donnant un objectif étrange : la convocation du Parlement.

Celle-ci n’aura pas lieu. Aussi, à partir du 25 août, secteur par secteur, la CGT donne à son tour l’ordre de reprise du travail. Fin août, les dernières grèves s’éteignent dans les mines et la sidérurgie. Ce sera alors l’heure des comptes.

Si la CGT s’en sort bien, ça rue dans les brancards à FO et à la CFTC. À la CFTC, des militantes de la tendance Reconstruction réclament la démission de tout le bureau fédéral des PTT. À FO, par la voix d’Alexandre Hébert, alors proche de la FA, la gauche réclame un congrès extraordinaire pour redéfinir la ligne stratégique de la CGT-FO. Faute de l’obtenir, Sidro claque la porte de la commission exécutive confédérale  [8].

Dans les milieux révolutionnaires, on s’interroge assez vite sur le sens à donner à cette explosion estivale, où l’auto-organisation des travailleuses et des travailleurs a bousculé les bureaucraties syndicales. On souligne surtout l’amertume des grévistes vis-à-vis d’une victoire qui a un arrière-goût de trahison, peu ­glorieuse et qui, sans doute pour cette raison, n’est pas restée dans la mémoire du mouvement ouvrier.

Pierre Monatte, le vieux sage du syndicalisme révolutionnaire, choisit de positiver : « Il paraît que pour d’aucuns ce serait une défaite. N’en croyons rien. C’est une incontestable victoire. Elle a fini en débandade. Sinon en dé­sordre. [...] Mais cela ne peut cacher que les buts visés ont été en grande partie atteints. » [9]

Du côté de Socialisme ou Barbarie, on est plus mitigé : « Ni victoire car les travailleurs sentent bien qu’une telle mobilisation ouvrière aurait pu avoir des résultats beaucoup plus im­portants [...]. Ni défaite car pratiquement les décrets sur l’âge de la retraite futrent enterrés ». Et, au final, « bilan positif puisque les grèves d’août […] marquèrent une reprise de confiance de la classe ouvrière dans ses propres forces. »  [10]

Les communistes libertaires en tireront la leçon que « les comités d’action à la base constituent l’arme de la victoire ». Cruciale pour dépasser la division syndicale, « cette forme organisationnelle doit être l’étape nécessaire à un regroupement, à une réunification du prolé­tariat. »  [11] Il faudra cependant attendre les coordinations de grévistes de la fin des années 1980  [12] pour voir cette forme réapparaître avec une telle vigueur, et au niveau national.

Guillaume Davranche (UCL Montreuil)


QUAND LA GUERRE FROIDE DÉTERMINAIT (PRESQUE) TOUT

En 1953, cela fait cinq ans qu’un rideau de fer sépare, d’un côté, la CGT prosoviétique et, de l’autre, les syndicats dits « libres » (en fait pro-américains) : CGT-FO, CFTC et la petite FNSA.

La CGT, contrôlée par le PCF, est parfois surnommée « CGT-K » (pour Kominform [13]). Après avoir été antigrèves en 1945-1947, quand le PCF siégeait au gouvernement, la CGT est passée à l’affrontement systématique, lançant des « grèves Molotov » parfois jusqu’au-boutistes, boycotts et manifestations violentes contre les guerres d’Indochine et de Corée, subissant la répression étatique. Hégémonique avec ses 2,2 millions de membres, elle ne cesse d’appeler à « l’unité d’action » pour satelliser FO et la CFTC.

La CFTC, avec 340.000 membres, adjure ses syndicats de refuser tout contact avec la CGT. Fondée sur la doctrine sociale de l’Église catholique, elle cherche la conciliation avec le patronat, et est liée aux démocrates-chrétiens du MRP, qui en 1953 siège au gouvernement. La CFTC doit cependant composer avec une tendance laïque minoritaire qui prône la lutte de classe : c’est la tendance Reconstruction, qui finira par l’emporter en 1964, et transformera la CFTC en CFDT.

La CGT-FO, pro-américaine, est parfois surnommée « CGT-Wall Street ». Fondée en 1948, elle revendique 270.000 membres et a aggloméré trois pôles cimentés par leur rejet du stalinisme : les syndicats réformistes groupés autour du journal Force ouvrière, qui ont quitté la CGT fin 1947 ; plusieurs syndicats autonomes (PTT, cheminots), mi-corporatistes, mi-combatifs, qui avaient rompu avec la CGT, alors antigrèves, en 1946 ; des anarcho-syndicalistes issus de l’effondrement de la CNT en 1949-1950 [14].

La FNSA, Fédération nationale des syndicats autonomes, est une petite organisation fondée en 1949 par des syndicats apolitiques (surtout PTT, SNCF et métaux), qui n’ont pas voulu choisir entre la CGT et la CGT-FO.

La FEN, Fédération de l’Éducation nationale, est, elle aussi, autonome. Du fait des vacances scolaires, elle ne joue aucun rôle en août 1953.

Les minorités révolutionnaires :

Parmi elles on peut citer notamment la Fédération anarchiste, avec son hebdomadaire Le Libertaire, qui vient de clarifier son orientation communiste libertaire  [15] et se rebaptisera FCL en décembre 1953. Selon les secteurs professionnels, ses militantes sont actifs dans la CGT, FO, la FEN, parfois la CNT. Pas très éloigné, il y a le groupe Socialisme ou Barbarie, éditeur de la revue éponyme, plutôt conseilliste. La revue La Révolution prolétarienne, dépositaire de la tradition syndicaliste révolutionnaire, est très liée à la gauche de la CGT-FO. La CNT est marginalisée, et son mensuel Le Combat syndicaliste commente de l’extérieur les grèves d’août 1953.

La mouvance trotskiste, elle, est divisée en deux : le PCI de Frank, qui édite La Vérité des travailleurs, et le PCI de Lambert, qui édite La Vérité. Leur objectif est que les grèves débouchent sur un gouvernement de gauche : « PS-PCF » pour le premier, « PS-PCF-FO-CGT » pour le second...

[1De 58 à 60 ans pour les catégories dites actives (emplois à risques ou entrainant des fatigues exceptionnelles) et de 63 à 65 ans pour les catégories sédentaires (tous les autres).

[2La CGT dans les années 1950, PUR, 2005.

[3Lutte ouvrière, 14 août 2003.

[4Socialisme ou Barbarie, janvier-mars 1954.

[5Tract FA distribué à 10.000 exemplaires, « De la grève défensive à l’offensive ! », août 1953.

[6La Révolution prolétarienne, octobre 1953.

[7Le Libertaire, 27 août 1953.

[8La Révolution prolétarienne, octobre 1953.

[9La Révolution prolétarienne, septembre 1953.

[10Robert Dussart, Socialisme ou Barbarie, janvier-mars 1954.

[11Le Libertaire, 10 septembre 1953.

[13Le Kominform (1947-1956) est l’organisme de liaison entre les partis communistes européens
et le gouvernement soviétique.

[14Lire « 1948 : les anarchistes rejoignent à regret la CGT-FO », Alternative libertaire, avril 2008.

[15Lire « 1952 : le vent tourne au congrès anarchiste de Bordeaux », Alternative libertaire, juin 2022

 
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