Juillet 1792-août 1793

Dossier Révolution haïtienne : S’allier aux impérialistes pour les battre




Alors que forces espagnoles et anglaises envahissent Saint-Domingue, les chefs de l’insurrection noire jouent des rivalités entre puissances esclavagistes pour faire avancer leur propre cause. En août 1793, acculées à implorer leur secours, les autorités françaises abolissent l’esclavage.

Durant presque toute l’année 1792, la guerre civile se poursuit à bas bruit dans la province Nord de Saint-Domingue, épicentre de la révolte des esclaves. Barricadés dans les villes côtières, les Blancs attendent avec fébrilité des renforts militaires de la métropole, tandis que les insurgés noirs, qui tiennent les campagnes et la montagne, appréhendent cette éventualité.

La situation se dégrade au second semestre 1792, avec une première mauvaise nouvelle pour les esclaves insurgés : le 14 juillet, après des mois d’atermoiements et la signature de trois « concordats » sans lendemain, des banquets sont organisés pour fêter la paix entre les milices blanches et mulâtres. Cela n’a pas été sans mal. Les grands Blancs, pressés de sauver leurs plantations du péril noir, étaient tout prêts à accorder l’égalité civique à leurs homologues mulâtres. Mais les petits Blancs, redoutant d’y perdre leur privilège de couleur, ont tout fait – y compris des pogroms antimulâtres – pour l’empêcher.

L’accord a finalement été scellé quand, de Paris, est parvenu le décret du 4 avril 1792 octroyant la citoyenneté aux « libres de couleur », mulâtres et noirs. Cette réconciliation restera en fait précaire, car les colons blancs vont très mal supporter, par la suite, la rapide ascension des « citoyens du 4 avril » aux postes de pouvoir – militaire, juridique, administratif – dont ils avaient jusque là été exclus.

Léger-Félicité Sonthonax (1763-1813)
Commissaire civil envoyé par l’Assemblée nationale à Saint-Domingue, il est missionné pour conserver la colonie à la France. Pour cela, il ira jusqu’à abolir l’esclavage.

En septembre 1792, seconde mauvaise nouvelle pour les insurgées : les renforts militaires tant attendus débarquent à Saint-Domingue  : 6.000 soldats français viennent rétablir l’ordre dans la colonie. Dans les territoires qu’ils contrôlent, les esclaves redoutent l’attaque… pourtant elle ne vient pas. En fait, à peine débarqué, le corps expéditionnaire a été paralysé par de violentes querelles intestines, suite à la destitution, à Paris, de Louis XVI. Au Cap-Français, officiers royalistes et républicains intriguent les uns contre les autres, et leur conflit s’imbrique dans celui entre Blancs et Mulâtres, qui ressurgit alors.

Au bout de trois mois, c’est une alliance républicains-Mulâtres qui l’emporte, avec à sa tête des hommes tels que le commissaire civil Sonthonax et le général-gouverneur Étienne Laveaux, venus de France, et les commandants mulâtres André Rigaud et Jean-Louis Villatte, natifs de la colonie.

Le camp des maîtres est donc clarifié : les officiers royalistes et grands Blancs récalcitrants sont expédiés en France à fond de cale, les assemblées provinciales exclusivement blanches sont dissoutes et le décret du 4 avril sur la citoyenneté des Noirs et Mulâtres libres est rigoureusement appliqué. Une « Légion de la liberté », composée de quelques centaines d’hommes libres de toutes couleurs, est mise sur pied dans le Nord pour faire respecter le nouvel ordre républicain… et mater les esclaves.

En janvier 1793, l’offensive commence. Sous-équipés, divisés, les insurgés noirs perdent pied ; des places fortes tombent ; c’est le repli dans la montagne. Heureusement, un nouvel événement providentiel vient, au bout de quelques semaines, détourner le corps expéditionnaire de sa mission : les rois d’Angleterre et d’Espagne ont déclaré la guerre à la République française.

Au printemps 1793, dans le Nord, les insurgés noirs forment des milices supplétives de l’armée espagnole. Ils y gagnent des vivres, des armes, de l’équipement.
Alexandre Lacauchie/Archives de la Gironde

L’Alliance de circonstance avec les Espagnols

Pour les insurgés noirs, c’est l’opportunité inespérée de jouer une puissance esclavagiste contre une autre. Les leaders du Nord font ce pari, et passent une alliance avec le gouverneur de Santo Domingo, la partie espagnole de l’île. Aussitôt le ravitaillement, les armes et les munitions affluent, et le rapport de force s’inverse. Les milices noires, désormais supplétives de l’armée espagnole, reconquièrent le terrain perdu. Elles gagnent même en technicité grâce au renfort d’officiers blancs qui, par royalisme, désertent l’armée française !

Les leaders noirs n’ont cependant pas tous le même rapport à l’allégeance espagnole. Plutôt mercenaires, Jean-François et Biassou se satisfont d’y avoir gagné leur affranchissement et celui de leurs hommes, un fief, un titre de général et des revenus confortables. Mais le lieutenant de Biassou, Toussaint Bréda, qui commande à présent 3.000 combattants, a une vision nettement plus politique. Pour lui, il faut faire monter les enchères, et ne pas perdre de vue l’objectif de la « liberté générale ».

Ainsi, dès le premier semestre 1793, il négocie secrètement avec le commandement français : abolissez l’esclavage, et je change d’alliance. Refus. Furieux, Toussaint soumet au gouverneur espagnol un plan de guerre pour battre les Français en brandissant la « liberté générale ». Refus également, sans surprise  [1].

Sur cette période, les troupes françaises sont pourtant au plus mal, menacées à l’extérieur par la marine britannique et par l’armée espagnole, trahies à l’intérieur par les grands Blancs qui complotent pour une victoire hispano-anglaise. Après avoir maté, en avril, une sédition royaliste à Port-au-Prince, elles sont débordées, en juin 1793, par une révolte au Cap-Français.

Chassé de la ville par les factieux, acculé, le commandement français se résout alors à tendre la main à ses ennemis de la veille : les insurgés noirs. Le 21 juin, il proclame que « tous les nègres guerriers » qui combattront pour la république contre ses ennemis « soit de l’intérieur, soit de l’extérieur » seront affranchis. Plusieurs chefs insurgés, dont le très respecté Makaya, acceptent la proposition. De la montagne, ils fondent sur Le Cap avec 10.000 combattants. Paniqués, les factieux s’entassent sur les navires et fuient la ville en proie aux flammes. Environ 6.000 se réfugieront aux États-Unis, où ils formeront une importante communauté contre-révolutionnaire en exil. L’historien CLR James y verra « la fin de la domination blanche à Saint-Domingue »  [2].

Les Français reprennent donc le contrôle du Cap et nomment Villatte commandant de la « perle des Antilles ». Elle est à présent nettoyée de toute trace d’opposition réactionnaire… mais est en ruines à 80%.

Avec l’aide des insurgés noirs, les autorités républicaines reprennent le Cap-Français aux royalistes le 21 juin 1793, mais la ville est détruite à 80%.
Gravure de Jean-Baptiste Chapuy d’après Pierre-Jean Boquet (1794)

Les Français prêts à toutes les concessions

Fort de ce succès, durant le mois de juillet 1793, du Nord au Sud de la colonie, les Français proclament l’affranchissement de tous les esclaves insurgés qui intégreront les rangs de l’armée républicaine... et s’engageront à remettre dans les fers leurs camarades fugitifs. Cette politique est évidemment bancale. Les Français s’en convainquent lorsque Makaya et ses combattants rompent brutalement leur alliance et passent aux Espagnols qui, en plus de l’affranchissement, paient mieux  [3].

Le commandement français se résout donc au geste tant attendu, censé lui conférer un véritable avantage comparatif : le 29 août 1793, Sonthonax proclame l’abolition de l’esclavage. N’ayant pu consulter la Convention, à Paris, il le fait de sa propre initiative, par réalisme, parce qu’il n’y a pas d’autre choix. « La République française veut la liberté et l’égalité entre tous les hommes, sans distinction de couleur, affirme leur proclamation. Les rois ne se plaisent qu’au milieu des esclaves. Ce sont eux qui, sur les côtes d’Afrique, vous ont vendu aux Blancs ; ce sont les tyrans d’Europe qui voudraient perpétuer cet infâme trafic. » Un message clairement taillé pour rallier les combattants noirs sous uniforme espagnol.

Las, insuffisant pour convaincre. Ce Sonthonax n’est-il pas un bavard fébrile et sournois ? Ces Français sont-ils dignes de confiance ? Et surtout, ont-ils de l’avenir ? Rien n’est moins sûr. Un mois après la proclamation d’abolition, ils font face, en effet, à un péril supplémentaire : un débarquement militaire britannique. Rien ne presse donc. Pragmatiques, les insurgés noirs vont continuer à observer l’évolution du rapport de force.

Guillaume Davranche (UCL Montreuil)


Les autres articles du dossier

[1Sudhir Hazareesingh, Toussaint Louverture, Flammarion, 2020, page 83.

[2CLR James, Les Jacobins noirs, Éditions Amsterdam, 2017, page 169.

[3Claude Moïse (dir.), Dictionnaire historique de la Révolution haïtienne (DHRH), Cidihca, 2014, page 170.

 
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