Culture

Hervé Kempf : « Il est vital de sortir du capitalisme et de passer à une autre phase de l’histoire »




Après avoir rendu-compte du dernier essai d’Hervé Kempf, Que crève le capitalisme. Ce sera lui ou nous ! Nous avons voulu prolonger cette réflexion et sa réception par un entretien dans lequel l’auteur précise son point de vue sur plusieurs questions.

Il confirme nos points d’accord sur la nécessité d’une rupture avec le capitalisme et la centralité de plus en plus forte de l’écologie mais aussi nos divergences sur la nature de l’état, la transformation sociale par la voie institutionnelle et plus largement le rapport au pouvoir.

Il questionne les stratégies libertaires et révolutionnaires sur leur capacité à construire des majorité d’idées dans un contexte marqué par la montée d’un capitalisme de plus en plus autoritaire. Parallèlement, il ne manque pas de nous interroger sur l’espace politique d’un réformisme radical dont les déconvenues récentes sont nombreuses (Syriza en Grèce, Podemos en Espagne, Parti des travailleurs du Brésil) et les désillusions lourdes de conséquences.

Plus qu’une invitation à figer les débats en prenant acte des seules divergences, nous y voyons un encouragement à créer des dynamiques sur les points d’accord et des espaces permettant de débattre et d’agir sans sectarisme, mais aussi de renforcer les luttes sociales et écologiques porteuses de transformation sociale qui bien plus que la voie électorale contribuent à faire bouger les lignes politique.

Alternative Libertaire : Pourquoi selon vous l’écologie est-elle devenue l’horizon politique du XXIe siècle ?

Hervé Kempf : Nous sommes maintenant en situation de catastrophe écologique. Les conséquences que cela commence à avoir et aura de plus en plus sur les conditions d’existence sont telles que l’écologie est devenue la question politique prioritaire, auxquelles toutes les autres – distribution des richesses, migrations, rapport à la science et à la technique... - se rapportent dorénavant.

Et pourquoi la rupture avec le capitalisme est-elle une question stratégique centrale ?

Le capitalisme est le système économique très largement dominant en ce début de XXIe siècle et sa recherche inextinguible de profit, en stimulant l’exploitation sans limite des ressources de la biosphère, est la cause essentielle du désastre écologique. Il est donc vital d’en sortir et de passer à une autre phase de l’histoire.

Votre ouvrage accorde une place importante aux luttes et aux mouvements contribuant à la transformation sociale. Néanmoins le syndicalisme combatif incarné par Solidaires, la CGT, la CNT voire la FSU et chez les paysans la Confédération paysanne est quasiment absent de votre propos. Pourtant, même affaiblie leur capacité de mobilisation reste la plus importante. De plus nombre de leurs militantes et militants sont partie prenante des luttes écologiques et cette composante est un élément essentiel du combat anticapitaliste. Pourquoi ne pas la prendre en compte davantage dans votre réflexion ?

Depuis une vingtaine d’années, les luttes écologistes, mais aussi féministes ou contre les violences policières, sont les plus dynamiques, les plus aptes à générer une énergie collective positive. Du fait que la question de l’écologie est stratégiquement centrale, les autres luttes tendent à se redéfinir autour de cet enjeu.

Les victoires écologistes – et il y en a un nombre certain – sont souvent le résultat d’alliances originales et portent une vision du monde alternative, comme l’a montré le cas emblématique de Notre-Dame-des-Landes.



En revanche, les luttes syndicales restent essentiellement défensives face au rouleau compresseur du néocapitalisme, sans parvenir à définir une alternative. Ce qui reste du mouvement syndical et plus largement du mouvement ouvrier est affaibli, et peine encore à sortir du schéma productiviste. Le syndicalisme doit opérer sa mue antiproductiviste, imaginer un autre avenir que le retour du keynésianisme des années 1945 à 1975. Il est nécessaire de penser la fin de la croissance et de ce que sera une société écologique. De ce point de vue, les alliances avec le mouvement écologiste qui se dessinent avec la démarche de Plus jamais ça sont très prometteuses, tout comme les luttes communes à la Chapelle Darblay ou à la raffinerie de Grand Puits.

La façon dont vous envisagez la rupture avec le capitalisme pose question. Ainsi vous ne remettez pas en cause l’état qui est intimement lié au capital. Vous semblez nous dire qu’il est possible de transformer l’état et domestiquer ainsi le capital.

De même, et cela est cohérent avec un attachement à l’état comme instrument d’organisation de la société, vous semblez davantage privilégier une correction des inégalités par la fiscalité qu’une appropriation des moyens de production par celles et ceux qui produisent. En fait la rupture que vous prônez vise plus le néolibéralisme que le capitalisme.

Pour moi, il n’y a pas de différence entre néolibéralisme et capitalisme. Le capitalisme est un phénomène historique, et le néolibéralisme n’est qu’une des phases de cette histoire. La crise économique de 2008-2009 a marqué une évolution du capitalisme avec un élargissement du néolibéralisme en ce qu’on peut appeler le technocapitalisme qui est la forme actuelle du capitalisme. Il place le développement technologique comme valeur fondamentale, assumant le désastre écologique et l’apartheid climatique qu’il implique, et abandonne l’idéal universaliste qui était issu des Lumières et était porté, entre autres, par le libéralisme politique. Cette évolution du capitalisme et le nouveau rôle qu’y prend l’état est l’argument central du livre.

Face à la question de l’urgence de la catastrophe écologique, une réponse pragmatique s’impose en terme de pouvoir. La disparition de l’état en quelques décennies ne me semble pas possible. La suppression de l’état est selon moi une stratégie perdante. L’état a précédé le capitalisme et un état non capitaliste est possible, parce que l’état a une nature ambiguë et peut accepter des formes économiques non capitalistes. L’idéal serait certes qu’il n’y ait pas d’état. Mais le problème crucial est de savoir ce que l’on fait durant les vingt ans à venir pour infléchir le cours actuel.

Il faut développer des formes non capitalistes d’entreprises issues de l’économie sociale et solidaire, des coopératives – qui constituent la formule type dans laquelle l’outil de production est appropriée. La nationalisation reste par ailleurs pertinente voire indispensable dans des secteurs comme l’énergie ou les transports. Par ailleurs, la fiscalité reste à court terme l’instrument le plus efficace pour opérer l’indispensable redistribution des richesses, et aussi pour réorienter l’économie par la fiscalité écologique. Et la fiscalité est consubstantielle à l’état. Enfin, il reste indispensable de reposer la revendication du revenu maximal admissible.

Vous semblez séduit par la capacité d’auto-organisation des mouvements sociaux et notamment des ZAD mais vous donnez l’impression de ne pas y croire à des échelles plus globales. La question du collectif et de la démocratie directe et autogestionnaire est pourtant de plus en plus posée par les mouvements de ces dernières années (Nuits debout, Gilets jaunes, mouvement climat...) n’est-ce pas contradictoire avec une solution qui placerait une gauche écologiste institutionnelle dans l’horizon indépassable de la démocratie représentative ?

L’auto-organisation est possible à des échelles plus grandes, comme le montrent le Rojava des Kurdes (en Syrie) et le Chiapas des zapatistes (au Mexique), deux régions grandes à peu près comme la Belgique. Ces vécus démocratiques et autogestionnaires, on y croit et on leur donne de l’écho dans Reporterre. Je ne crois pas que cela soit contradictoire avec la lutte politique à travers la voie représentative en France, ni d’ailleurs avec le développement de formes d’auto-organisation à des échelles telles que celle de la Zad ou de collectifs plus petits. La stratégie anticapitaliste doit faire preuve de pragmatisme et ne pas se crisper en opposant élections et luttes de terrain. On est en effet face à un adversaire déterminé, qui choisit la voie de l’autoritarisme voire de la fascisation, et il me paraît inutile que le camp de l’écologie et de l’émancipation se divise sur des clivages très théoriques.

Certes la voie électorale est décevante et porte toujours en elle le risque de recréer des mécanismes de pouvoir et des rapports de domination. Mais il faut la considérer dans la situation actuelle comme un outil, parmi d’autres, permettant au minimum de limiter la casse sur les systèmes de solidarité collective que sont la sécurité sociale, les allocations chômage, etc. Mais en aucun cas il ne faut pour autant abandonner les luttes de terrain et le développement d’alternatives écologiques et non hiérarchiques.

La question des alliances sociales et politiques que vous abordez est incontournable. Mais où situez-vous la dynamique prioritairement, dans une construction électorale ou dans celle de contre-pouvoirs car cette dernière est clairement négligée par les partis de gauche qui lui préfèrent la voie institutionnelle ?

Si on ne peut avoir assez de monde pour être et sur le terrain et dans les élections, c’est un vrai problème, qui est le signe de la faiblesse des mouvements politiques. Car il faut agir sur les deux leviers. Nous sommes en juillet 2021, à un an d’une élection présidentielle dans un système fou puisqu’il donne un pouvoir démesuré à une seule personne. C’est aussi cela qui rend difficile les alliances.

A Reporterre, nous pensons qu’il ne faut pas abandonner les luttes de terrain, les luttes écologistes et sociales et pousser à ce qu’il y ait une alliance entre la France insoumise, Europe écologie les Verts et des groupes périphériques.

Comment va Reporterre actuellement et quels sont ses projets et ambitions ?

Le quotidien de l’écologie va bien. Ses comptes sont excédentaires et, grâce à une gestion rigoureuse, nous n’avons pas d’inquiétude économique et pouvons continuer à nous développer pour mieux informer et toucher un plus large public. Nous sommes un cas exceptionnel dans la presse française : en accès libre, sans actionnaire et sans publicité, Reporterre est financé à 97 % par les dons des lecteurs (les 3 % autres sont issus de la vente d’articles et de livres publiés au Seuil dans la collection Reporterre). Le site emploie quinze salariés, en CDI, et il est visité par 1,3 million de lectrices et de lecteurs par mois. Donc, la presse indépendante sans capitaux et soutenue par celles et ceux qui la lisent, ça marche. Nous allons continuer à élargir la rédaction, renforcer l’informatique et la communication, avancer dans la vidéo. Nous voulons suivre davantage les luttes, raconter l’écologie et les alternatives car sinon la situation serait trop triste.

Propos recueillis par Laurent Esquerre

 
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