Sudhir Hazareesingh (historien) : « L’abolition de 1793 a été imposée par les révolutionnaires noirs »




Mauricien, anglophone et francophone, Sudhir Hazareesingh est chercheur à l’université d’Oxford. Spécialiste de la Révolution française et du Premier Empire, il a récemment publié Toussaint Louverture (Flammarion, 2020), une monumentale biographie recourant à des sources inédites. Il a répondu à quelques questions d’Alternative libertaire.

Durant l’insurrection domingoise de 1791, on a vu de multiples chefs émerger – Halaou, Makaya, Hyacinthe, Jean-François, Biassou, Lamour Dérance… En quoi Toussaint Louverture se distinguait-il ?

Sudhir Hazareesingh : Toussaint s’est distingué par son charisme (ses partisans le vénéraient), son talent remarquable pour l’organisation civile et militaire (c’était un véritable chef), ses qualités morales et intellectuelles (il se nourrissait aussi bien de la culture des Lumières que des traditions politiques et spirituelles de l’Afrique et des Antilles), l’envergure et la fluidité de ses réseaux (il avait des contacts dans différents milieux, même chez ses adversaires), son œcuménisme (il pouvait s’adresser aussi bien aux esclaves révoltés qu’aux Blancs et aux gens de couleur), sa volonté de transcender les clivages ethniques et géographiques qui séparaient ses 500.000 frères et sœurs noirs (dont la majorité était née en Afrique), et enfin et surtout par sa vision stratégique pour la régénération de Saint-Domingue, fondée sur les grands principes républicains d’égalité et de fraternité.

Les commissaires civils Polverel et Sonthonax se sont résignés à abolir l’esclavage en août-septembre 1793. Pourtant Toussaint a attendu mai 1794 pour rallier la république. Pourquoi ce délai ?

Sudhir Hazareesingh : Toussaint se méfiait à juste titre des commissaires, car lorsqu’ils ont débarqué à Saint-Domingue ils ont refusé de reconnaître la légitimité de l’insurrection de 1791, qu’ils voulaient combattre. Ils déclaraient ne pas vouloir abolir l’esclavage, allant même jusqu’à traduire le Code noir en kreyòl. L’abolition de 1793 a été imposée aux commissaires par les révolutionnaires noirs. Les Espagnols, pour leur part, traitaient initialement Toussaint et ses hommes avec beaucoup plus de dignité et de respect. Louverture a finalement vu le général Étienne Laveaux comme un interlocuteur auquel faire vraiment confiance, et c’est à ce moment qu’il s’est senti suffisamment rassuré pour changer de camp. Mais je dirais que ce n’est pas lui qui est allé vers les Français : ce sont eux qui se sont ralliés aux idées des insurgées de Saint-Domingue.

Pourquoi Toussaint n’a-t-il pas essayé d’exporter la révolution anti-esclavagiste, notamment à la Jamaïque ?

Sudhir Hazareesingh : Pour cinq raisons. Primo, il agissait toujours prudemment, et ne s’engageait que lorsqu’il pensait pouvoir réussir. Secundo, il voyait l’expansionnisme du Directoire [1] comme une stratégie métropolitaine inadaptée aux réalités antillaises, où la domination navale des Britanniques était incontournable. Tertio, il savait que le Directoire voulait affaiblir son pouvoir en l’envoyant guerroyer à l’extérieur. Quarto, il ne voulait pas donner un prétexte aux impérialistes anglais ou espagnols pour attaquer Saint-Domingue. Quinto, il pensait que les insurrections ne pouvaient aboutir que si elles étaient ancrées dans les mentalités et les pratiques des sociétés locales. Robespierre avait dit que personne n’aimait les «  missionnaires armés  » ; je ne sais pas si Toussaint a connu cette phrase, mais il partageait pleinement ce sentiment.

« Ce sont les Français qui se sont ralliés aux idées des insurgées de Saint-Domingue »

On dit communément que Toussaint Louverture a été un excellent chef de guerre, mais que, la paix établie, il a beaucoup déçu la paysannerie. Partagez-vous cette opinion ?

Sudhir Hazareesingh : Je ne conteste pas que les dernières années du régime louverturien ont déçu la paysannerie. Mais il faut remettre les choses en contexte, et regarder la situation d’un point de vue objectivement révolutionnaire. En 1795, après quatre années de révolte dans les plantations, la production agricole s’était complètement effondrée dans la colonie. Sans elle, Toussaint était conscient que Saint-Domingue et sa révolution périraient : les beaux principes ne suffisent pas en eux-mêmes. Le seul moyen de faire repartir l’économie agricole rapidement passait par la remise en marche des plantations, et Toussaint appliquait cette politique avec méthode et rigueur.

Les succès économiques, indiscutables, ont permis à Saint-Domingue de se relancer pleinement à partir de 1799-1800, notamment en exportant ses produits vers la France et les États-Unis. C’est grâce à cette relance économique que Toussaint est parvenu à rallier les colons blancs, à éviter l’isolement diplomatique de la révolution, et à obtenir le soutien politique et militaire des États-Unis du président John Adams.

Il y a certes eu un prix politique à payer  : Toussaint a imposé un régime de travail dur, avec une discipline quasi militaire qui a contraint les travailleurs agricoles à demeurer sur les plantations – tout en étant rémunérés bien entendu. Mais il n’y avait pas, à court terme, d’alternative viable  : si Toussaint avait confisqué et redistribué les terres aux paysans, il n’y aurait pas eu de reprise économique après 1795, les colons seraient partis (emportant avec eux le savoir-faire nécessaire à la production agricole), et la révolution aurait fait naufrage.

On peine à comprendre pourquoi et comment l’habile Toussaint s’est laissé arrêter par les Français en 1802, au lieu de passer au maquis en attendant la saison des pluies pour reprendre l’avantage. Quelle est votre hypothèse ?

Sudhir Hazareesingh : J’avoue que je ne comprends toujours pas bien comment il a pu se laisser prendre. Peut-être pensait-il qu’il avait suffisamment fait sur le plan militaire pour imposer une trêve durable, qui jouerait finalement en sa faveur avec l’arrivée des pluies. Il avait aussi sans doute sous-estimé la traîtrise des militaires français – Toussaint concevait « l’honneur » comme la plus noble des vertus – mais aussi les compromissions de ses propres subordonnés, notamment Dessalines, qui ont manifestement pactisé avec les Français pour assouvir leurs propres ambitions. J’ai des amis haïtiens qui pensent que Toussaint s’est laissé prendre, ayant mené sa propre révolution jusqu’à son terme, pour ouvrir la voie à l’insurrection générale. C’est une vision un peu romantique et fataliste, mais peut-être qu’elle contient une part de vérité.

Faisons un peu d’histoire-fiction. Selon vous, qu’aurait-il pu se passer pour la suite de la révolution si Toussaint Louverture n’avait pas été capturé ? Si c’est lui, et non Dessalines, qui avait conduit Haïti à l’indépendance ?

Sudhir Hazareesingh : C’est une belle question. Je note d’abord que la stratégie qui a mené Saint-Domingue à l’indépendance est celle que Toussaint avait lui-même élaborée dans les premiers mois de 1802 : le retrait vers l’intérieur des terres, la politique de la terre brûlée, l’unification politique des diverses composantes de la résistance, notamment l’alliance entre Noirs et gens de couleur. C’est cette politique que Dessalines mettra en pratique. Mais ce dernier était beaucoup plus sectaire que Toussaint : il a éliminé ceux de son propre camp qui pouvaient lui porter ombrage (comme Sans-Souci), et après la victoire finale, la population blanche a été mise à mort.

Toussaint Louverture, lui, aurait cherché à continuer sa politique de coopération « nationale » entre Blancs, gens de couleur et Noirs, et donc à construire une république multiraciale où le pouvoir aurait été partagé entre une élite politique noire et une élite économique blanche (un peu comme l’Afrique du Sud post-Apartheid). Il aurait fallu transiger avec les propriétaires blancs, et sans doute cela aurait-il été difficile et douloureux. Mais Toussaint aurait tenté cette expérience, et peut-être aurait-il pu la mener au bout, comme Nelson Mandela.

Sudhir Hazareesingh, Toussaint Louverture, Flammarion,
2020, 576 pages, 29 euros.

Il faut d’ailleurs rappeler que la solution adoptée par Jean-Jacques Dessalines mènera finalement à une confrontation avec la France, qui demandera et obtiendra, en 1825, le paiement d’une lourde indemnité par Haïti (150 millions de francs-or) comme dédommagement aux colons français pour la perte de leurs esclaves – un diktat honteux qui plombera complètement l’économie de la république noire jusqu’à la fin du XIXe siècle et au-delà.

On peut donc imaginer une autre route, louverturienne, vers l’indépendance haïtienne, plus consensuelle et potentiellement plus riche de possibilités. Napoléon, exilé à à Sainte-Hélène, admettra lui-même qu’il avait eu tort d’envoyer l’expédition militaire de 1802, et qu’il aurait dû faire confiance à Toussaint. Une lettre en ce sens, le nommant « capitaine-général » de la colonie était d’ailleurs prête (je l’ai trouvée aux archives) ; elle ne fut jamais envoyée.

Si Bonaparte avait écouté sa raison plutôt que son racisme et les criailleries du lobby colonial, et avait forgé une alliance durable avec Toussaint, quelle perspective intéressante se serait ouverte en 1800 : on peut imaginer un régime louverturien où la coexistence entre différents groupes ethniques se serait imposée, et la colonie se serait lentement mais sûrement émancipée de la métropole, pour déboucher sur une indépendance dans les faits sinon dans la réalité (l’un des proverbes kreyòls préférés de Toussaint était « doucement allé loin »).

Et le plus alléchant dans ce scénario : pas de rétablissement de l’esclavage dans les colonies françaises, car Toussaint Louverture, allié aux Français, ne l’aurait pas permis. La contradiction entre la Révolution française et l’esclavage aurait donc été surmontée de manière plus créative, donnant une impulsion encore plus solide à l’abolitionnisme à travers le monde atlantique, notamment aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Et au lieu d’être fondé sur le pouvoir blanc et la hiérarchie raciale, le colonialisme français aurait pu prendre un tour assez différent.

Propos recueillis par Irène (UCL Haute-Savoie), Benjamin (UCL Marseille) et Guillaume (UCL Montreuil)


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[1Le Directoire est le nom du gouvernement de la République française d’octobre 1795 à novembre 1799.

 
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