Histoire

1919 : Révolution pédagogique et libertaire dans l’Allemagne de Weimar




Au lendemain de la Première Guerre mondiale, et malgré l’échec de la révolution spartakiste de 1919, les premières années de la République de Weimar verront naître de nombreuses expérimentations sociales émancipatrices. Ce fut notamment le cas des communautés scolaires libertaires de Hambourg, Gemeinschaftsschulen, et notamment de la Wendeschule, qui ira le plus loin dans l’application de principes libertaires tant au niveau des pratiques pédagogiques qu’à l’organisation de la vie scolaire. La montée du national-socialisme scella définitivement le sort des dernières écoles communautaires.

L’histoire des communautés scolaires de Hambourg (Gemeinschaftsschulen), qui verront naître quelques unes des expérimentations scolaires émancipatrices parmi les plus audacieuses, s’inscrit dans un mouvement plus large, l’École nouvelle, mais ne s’y limite pas. Le contexte particulier de la ville de Hambourg, ville libre jusqu’en 1871, forte d’une tradition d’autonomie politique, est un terreau particulièrement favorable aux pratiques émancipatrices. Et c’est dans cette ville que nous trouverons les écoles appliquant les premières et le plus fortement les principes libertaires au sein d’établissements publics [1]. Cette tradition autonome se mue en forte résistance à la politique centraliste du IIe Reich et verra se rejoindre les luttes du prolétariat naissant et les revendications des enseignants de la communale (écoles publiques). Les débats pédagogiques sont alors intenses et les enseignants, qui se rangent sous la bannière de l’École nouvelle, se dotent de structures pour porter ces débats : des organisations professionnelles et une presse importante. Ils exigent d’être associés aux réformes, que les autorités scolaires mettent en place, revendiquent l’autonomie des établissements et une pédagogie qui parte des enfants, la frange la plus politisée d’entre eux militant même pour l’école unique. Ces débats ne restent pas cantonnés à la communauté enseignante. En se rapprochant des associations de parents d’élèves qui sont fondées à ce moment, les thèmes de l’École nouvelle se diffusent auprès d’un large public au sein de la ville.

Freinet dans sa classe
Tout comme Freinet (ci-dessus) à la même époque, les maitres-camarades cherchent à renouveler l’institution scolaire. Ils mettront en œuvre des principes d’éducation libertaire : plus de carte scolaire, plus d’instructions officielles, les programmes, s’ils existent, sont fixés en interne de façon entièrement autonome et sans contrôle ni regard des autorités

Les questions pédagogiques mais également celles de gestion de classe et des élèves, les problèmes et les solutions apportées, sont discutées publiquement. C’est ainsi qu’au lendemain de la Première Guerre mondiale, dans le contexte révolutionnaire que connaît l’Allemagne défaite, les enseignants de la ville de Hambourg s’organisent en comités et proposent des aménagements pédagogiques aux autorités de la ville, directement influencés des expériences et débat d’avant-guerre.

Profs, enfants, parents, toutes et tous engagées

Dans ce contexte, quatre écoles publiques expérimentales furent créées, la Wendeschule (celle qui porta les expérimentations les plus radicales), la Schule Berlinertor, la Schule am Tieloh et la Schule Telemannstrasse (la plus modérée des quatre). Parents et enfants étant pleinement associés à la vie scolaire, c’est dans ces quatre communautés scolaires que seront mises en œuvre la pratique éducative du « maître-camarade ». Ces écoles sont libérées de toutes les contraintes habituelles : plus de carte scolaire, plus d’instructions officielles, les programmes, s’ils existent, sont fixés en interne de façon entièrement autonome et sans contrôle ni regard des autorités, le recrutement des enseignants enfin se fait en fonction de leur adhésion au projet de chaque communauté scolaire. Dans un contexte de fort rejet du modèle militariste, elles seront le théâtre d’expérimentations radicales en matière de pédagogie, qui seront ensuite mises en pratiques ailleurs et notamment à Berlin sous l’influence du pédagogue Wilhelm Paulsen.

L’école Tieloh, dans l’ancien quartier ouvrier dit rouge de Barmbek.

Si l’expérience de ces communautés scolaires autonomes reste limitée dans le temps (une dizaine d’années tout au plus), et semble signer aux yeux de leurs opposants l’échec de ces expérimentations pédagogiques et organisationnelles, deux innovations méritent d’être soulignées et discutées en tant qu’elles s’inscrivent fortement dans la tradition libertaire : le « maître-camarade » [2] et l’autogestion communautaire de la vie scolaire.

Abolir toutes les prescriptions

Le point le plus marquant expérimenté par les libres communautés scolaires de Hambourg est celui de la révolution opérée au niveau de la relation entre l’éducateur et l’enfant. La hiérarchie et l’autorité verticale, marques de l’école traditionnelle, sont abolies, au profit d’un esprit de « camaraderie » qui prévaut désormais. Les élèves choisissent eux-mêmes leurs activités, l’intervention du « maître-camarade » généralement appelé par son prénom consiste alors à accompagner, aider et conseiller les élèves dans leurs démarches d’apprentissage.

Ainsi dans la communauté scolaire du Berlinertor toutes les prescriptions sont abolies (ainsi que les compositions ou les bulletins scolaires) ; la classe traditionnelle rassemblant des élèves du même âge est souvent remplacée par des groupes informels d’enfants, construits par affinité ou par attrait pour les propositions d’un instituteur. La mixité est parfois de mise. Le point le plus radical réside cependant dans la suppression pure et simple de tout programme ou objectif d’enseignement auquel il faudrait parvenir en fin de scolarité primaire (ce qui fera dire, y compris à certains parents initialement partie prenante de l’expérimentation, que l’on apprend rien dans ces écoles). L’enseignement se fait uniquement à partir des préoccupations des élèves. L’influence des maîtres-camarades sur la conduite et les actions des élèves passe principalement par le conseil et la critique, l’encouragement et la sollicitation, mais surtout par l’exemple sciemment donné : « l’exemple est la condition indispensable de tout effort pédagogique sincère » [3].

École sans but, expérimentation sans plan

Loin des clichés sur le laisser-faire d’une pédagogie libertaire mettant la liberté au cœur des préoccupations, des entretiens menés par Klaus Rödler auprès d’anciens élèves de la Schule Berlinertor nous en apprennnent davantage sur ces pratiques pédagogiques et la diversités des propositions éducatives : « Un des maîtres accorde dans le travail qu’il fait avec sa classe une très grande importance aux sciences naturelles et aux arts, et met en scène un nombre impressionnant de pièces théâtrales du répertoire classique européen, un autre développe davantage le travail libre. » [4].

photo de classe exemple del'école caserne du début de XXe
C’est contre cette image de l’école caserne de ce début de XXe siècle que les rénovateurs pédagogiques d’un mouvement hétéroclite, que l’on nommera l’École nouvelle, vont lutter. L’expérience hambourgeoise sera sans conteste la plus radicale de toutes.

Si l’innovation pédagogique est immédiatement visible et perceptible, le travail de Rödler, particulièrement à propos de la Schule Berlinertor, montre que l’innovation est également de mise au niveau organisationnel, notamment les premières années. Ces communautés scolaires représentent une véritable alternative à une école bureaucratique : « les enseignants y tournent le dos aux préoccupations de l’école active, très orientée vers la méthodologie, et développent une conception de l’école comprise comme communauté de vie entre maîtres et parents, comme un organisme qui n’a pas d’autre fin que lui-même ». On a là un thème essentiel, commun à toutes les écoles expérimentales de Hambourg : la mise en œuvre d’un projet global intégrant les enseignants, les parents et (semble-t-il dans une moindre mesure concernant l’organisation administrative) les élèves. Un exemple d’autogestion au niveau d’une communauté scolaire qui peut apparaître comme importante : la Schule Berlinertor comptera jusqu’à 650 élèves et surtout plus d’une centaine de parents impliquées dans les diverses commissions. « Dans cette “école sans but, [dans cette] expérimentation sans plan” (p. 186), les parents jouent un rôle essentiel. Ils forment avec les enseignants différentes commissions qui prennent en charge la partie qui n’est pas spécifiquement l’enseignement, débattent de questions éducatives, cherchent des moyens de financement que la ville n’est pas en mesure d’assurer, et pèsent sur l’orientation même de l’établissement. » [5].

Détail d’une statue de l’école am Tieloh.
Ajepbah

Les quatre Gemeinschaftsschulen de Hambourg s’éloigneront progressivement des projets pédagogiques et organisationnels des débuts, renonçant à leur statut expérimental. Si cela signe un échec de ces initiatives pédagogiques révolutionnaires, il est cependant à relativiser. Dans le contexte de l’Allemagne de Weimar – crise économique, politique et sociale – et à la veille de la prise de pouvoir des nationaux-socialistes, la mise en œuvre de pratiques pédagogiques et organisationnelles novatrices est déjà en soi une réussite. Par ailleurs, la fin de ces expérimentations ne saurait annuler les apports exceptionnels de ces communautés scolaires où les maîtres-camarades ont su « réaliser une expérience pédagogique vraiment nouvelle, en transformant radicalement l’attitude de l’éducateur envers l’enfant, dans une relation de “camaraderie” sincère, authentique et réciproque, au sein d’une communauté éducative joyeuse » [6].

David (UCL Chambéry)

[1En cela, ces écoles se distinguent fortement de la célèbre école anglaise de Summerhill (1921-1973), dirigée par A.S. Neill, dont la naissance est contemporaine des communautés scolaires de Hambourg, et qui s’inscrit dans ce même grand mouvement de l’École nouvelle mais qui est pour sa part une école privée.

[2C’est le pédagogue suisse Jakob Robert Schmid qui nomma ainsi les enseignants de ces communautés scolaires dans ce qui reste l’ouvrage en français le mieux documenté sur ces expérimentations libertaires. Proche de Freinet il fait une description minutieuse et précieuse de ces écoles. Elles représentent selon lui « la forme la plus poussée [des] tendances antiautoritaires et “fraternisantes” du mouvement moderne en pédagogie », c’est au sein de ces écoles qu’on peut saisir, « avec le plus de netteté les fondements théoriques de la pédagogie libertaire ». La conclusion de son ouvrage est cependant plutôt négative, pointant les limites, notamment concernant la notion de liberté : « La liberté absolue est un but vers lequel tend l’éducation, mais qui est en dehors de sa portée ». Jakob Robert Schmid (1936), Le maître camarade et la pédagogie libertaire, François Maspero, Paris, 1971.

[3Schmid, Jakob Robert, op. cit., p. 44.

[4Klaus Rödler, Vergessene Alternativschulen : Geschichte und Praxis der Hamburger Gemeinschafts-schulen 1919-1933, Jusenta Verlag, Weinhein/Mùnchen, 1987. Cité par Claude Mouchet, « Klaus Rödler, Vergessene Alternativschulen : Geschichte und Praxis der Hamburger Gemeinschafts-schulen 1919-1933 » (Écoles alternatives oubliées : histoire et pratiques des communautés scolaires de Hambourg, 1919-1933), Revue française de pédagogie, vol. 103, 1993, pp. 132-137.

[5Ibid.

[6David Lopez, L’apprentissage de la liberté au service de l’émancipation des élèves en situation de difficultés scolaires, Mémoire de Master 2, Université Paul-Valéry Montpellier III, 2013, p. 112.

 
☰ Accès rapide
Retour en haut