Dossier 68 : Après une décennie de marasme, le mouvement anarchiste reprend pied




Un Mai 68 anarchisant relève de l’imagerie d’Épinal alimentée par la fortune médiatique de Daniel Cohn-Bendit. La place des anarchistes dans le mouvement de Mai, loin de s’y réduire, et finalement méconnue, mérite qu’on s’y arrête.

Le mouvement de Mai trouve les anarchistes particulièrement divisés. La Fédération anarchiste (FA) reconstituée en 1953 est encore traumatisée par l’expérience de la Fédération communiste libertaire (FCL).

Son organe, Le Monde libertaire, n’est encore en 1968 que mensuel. Selon ses initiateurs, dont Maurice Joyeux, la nouvelle fédération a vocation à regrouper tous les courants de l’anarchisme. Des militants anarcho-syndicalistes de Force ouvrière ou de la CNT aux anarchistes individualistes, la palette est large. En 1968, le pari est loin d’être gagné. Il existe encore en-dehors de la FA plusieurs groupes et organisations d’envergure nationale. Son audience à la veille de Mai est bien faible, deux ou trois centaines de militants tout au plus.

De son côté, la FCL a payé de sa disparition en 1957 son engagement résolu en faveur de l’Algérie libre. Certains groupes isolés subsistent encore. Mais l’esprit de la défunte organisation survit surtout dans la revue Noir et Rouge dont l’audience, dans les années 1960, dépasse les cercles militants libertaires. La revue prétend « lutter contre tous les tabous, y compris anarchistes », elle récuse la franc-maçonnerie, défend une position de soutien critique aux luttes de libération nationale, s’intéresse à l’autogestion et aux théories spontanéistes portées par certains groupes communistes conseillistes. Se faisant, elle contribue au climat intellectuel qui fut celui de Mai et à l’influence qu’y ont exercé les idées spontanéistes des communistes libertaires. Cependant, même s’ils condamnent le dogmatisme et l’étroitesse d’esprit des leaders de la FA, c’est quand même en sa direction que s’exerce tout le travail critique des rédacteurs de Noir et Rouge.

L’« hydre de Lerne » communiste libertaire

Il n’est donc pas étonnant que, du sein même de la FA, certains groupes et militants se réclament de cette même volonté de régénération de l’anarchisme. C’est plus ou moins sur ces bases que s’est constituée en son sein une Union des groupes anarchistes communistes (UGAC) qui finit par rompre avec la FA en 1964.

Il faut dire que le climat au sein de la FA n’est alors pas très serein. La plupart de ses animateurs voient d’un très mauvais œil la résurgence de ce qui a conduit à l’expérience, liquidatrice autant que désastreuse à leurs yeux, de la FCL. Maurice Joyeux consacre en 1967 une brochure entière à la nécessité de combattre les influences marxisantes du communisme libertaire qui telle l’hydre de Lerne, ne cesse de renaître [1]. Il y pourfend tant Noir et Rouge que l’UGAC, parle de « complot » et de « cinquième colonne ».

Autre cible désignée : les situationnistes. Il faut dire que le fameux pamphlet De la misère en milieu étudiant, diffusé de Strasbourg, n’épargne pas la FA. Aussi un article du Monde libertaire faisant l’éloge du situationnisme déclenche-t-il la polémique, entraînant le départ des militants « pro-situs » avant même le congrès de Bordeaux en mai 1967.

De fait la FA compte peu d’étudiantes et d’étudiants dans ses rangs. Divisée et plutôt focalisée sur ses problèmes internes, elle ne voit pas venir le mouvement de Mai. Pourtant il y a à Nanterre un cercle de jeunes anarchistes qui participent avec d’autres groupes « gauchistes », et notamment la Jeunesse communiste révolutionnaire (JCR), à toute l’agitation qui ne cesse de secouer le campus à partir de 1966. On compte parmi eux Jean-Pierre Duteuil [2] et Daniel Cohn-Bendit dont on sait le rôle qu’ils joueront ensuite. Mais ces militants font partie de ceux qui ont pris leurs distances avec la FA après le congrès de Bordeaux. Ce congrès a été un véritable congrès de crise où le fonctionnement et l’organisation de la fédération tels qu’ils avaient été mis en place par ses fondateurs ont été durement remis en cause. En dépit de ces polémiques et en réaction à elles, une tendance communiste libertaire se constitue peu après, l’Organisation révolutionnaire anarchiste (ORA, lire page 22).

Présence anarchiste dans les événements

Si les anarchistes s’investissent massivement dans le formidable mouvement protéiforme de Mai 68, si leur présence est visible et remarquée, leur influence véritable est assez faible. « Si la présence militante de la FA fut réelle, ses conceptions organisationnelles ou politiques ne lui permettaient pas d’intervenir », note Roland Biard [3]. Il est très significatif que, des 12 organisations d’extrême gauche dissoutes en juin, la seule qui peut être rattachée à la mouvance anarchiste est le Mouvement du 22-mars qui regroupait en fait des militantes et des militants de différents courants.

Les anarchistes
s’investissent massivement dans le mouvement. Si leur présence est visible et remarquée, leur influence véritable est assez faible. Photo Jean-Claude Seine.

Certes Daniel Cohn-Bendit est devenu soudainement une figure du mouvement. Mais ce vedettariat inattendu n’a pas été sans poser des problèmes de fonctionnement et de légitimité au leader du Mouvement du 22-mars, un groupe qui paradoxalement se réclamait de l’auto-organisation et du refus des structures permanentes de délégation de pouvoir [4]. Toutefois il est indéniable que la notoriété de Daniel Cohn-Bendit a contribué à populariser les idées anarchistes mais dans une version plus proche de Noir et Rouge que de celle de la FA, même si la revue s’est crue obligée de préciser qu’elle récusait le qualificatif de « cohnbendiste » [5].

Les anarchistes étaient aussi présents là où la grève générale a débuté : à Nantes. C’est un de leurs leaders, Alexandre Hébert, qui dirige alors l’union départementale de Force ouvrière très active dans le déclenchement de la première grève à l’usine Sud-Aviation. C’est sous leur influence que se met en place un comité central de grève dans cette ville, engageant une dynamique unique de dualité de pouvoir.

Partout ailleurs et durant tout le mouvement, les anarchistes ont massivement investi les cortèges, étudiants et autres. Ils ont investi toute une aile de la Sorbonne durant son occupation. La floraison des drapeaux noirs, très largement spontanée, lors des manifestations, notamment celle du 13 mai, a marqué les esprits et attiré de nombreux jeunes, signe d’un renouveau qui pourtant ne fut pas sans nuage.

L’impact de Mai sur le mouvement

Les organisations anarchistes ont connu au lendemain de Mai un regain d’adhésion. La FA, l’organisation la plus importante, est celle qui en bénéficie le plus. Pourtant les nouvelles et les nouveaux venus ne sont pas accueillis sans méfiance. Le vieil ouvriérisme anarchiste est encore très présent au sein de la FA et si dans l’édito de son numéro spécial consacré en juin à la première analyse à chaud des événements de mai, le Monde libertaire (juin 1968) rend hommage aux étudiantes et aux étudiants qui « ont été incontestablement plus loin que les ouvriers », cela ne va pas sans une réelle prise de distance avec la « kermesse de la Sorbonne ».

Plus tard Maurice Joyeux moquera les « anarchistes de préaux d’école issus de la bourgeoisie qui finira bien par récupérer sa progéniture » [6]. Et c’est avec mépris qu’il évoque cette « bouillie idéologique pour les chats » qu’est la « théorie qui fusionne l’économie marxiste avec la morale de comportement libertaire » qui est de son propre aveu la marque de l’anarchisme étudiant de Mai [7].

Front libertaire,
le périodique de l’ORA. Le n°1 sort en octobre 1970, un mois après le Septembre noir en Jordanie.

Certaines des déclarations à l’emporte-pièce de Daniel Cohn-Bendit, qui laisse volontiers affleurer son mépris pour la « vieille maison » qu’est la FA n’ont certainement pas contribué à arranger les choses. Avec d’autres, il se rend au congrès anarchiste international de Carrare (Italie) début septembre.

Il y défend ses thèses spontanéistes et critique l’inaction de la FA. Cette tentative de débordement du congrès anarchiste international est très mal vécue par beaucoup de militants qui y voient une tentative de récupération. De fait le congrès est globalement un échec et marque une coupure au sein du mouvement libertaire international entre les anarchistes traditionnels et les communistes libertaires.

Ces derniers bénéficient de leur côté d’un réel renouveau. Daniel Guérin a cru voir s’épanouir dans le Mai 68 français un « marxisme libertaire » dont il vante les vertus dans un livre paru dès 1969 [8].

Les débats internes à la FA débouchent assez vite sur le départ de l’ORA, tandis que Georges Fontenis, qui fut le principal animateur de la FCL, et Daniel Guérin participent à un autre pôle de regroupement, le Mouvement communiste libertaire (MCL).

La tentative de fusion ORA-MCL, avortée en 1971, marque les limites de cette dynamique qui s’appuie sur des évolutions parfois divergentes. Au spontanéisme du MCL, influencé par le communisme des conseils, s’oppose le volontarisme organisationnel de l’ORA.

Le syndicalisme pose aussi problème, l’antisyndicalisme ayant marqué des points au sein de l’ensemble de la mouvance anarchiste à la faveur des événements de Mai.

Toujours est-il que le débat ne cessera pas entre ces deux rameaux du mouvement anarchiste, d’où finira par sortir bien des années plus tard et après de nombreuses vicissitudes, Alternative libertaire.

Stéphane Moulain

  • Stéphane Moulain est membre du comité de rédaction de la revue Dissidences, il a rédigé la notice « Anarchismes » de La France de Mai 68, Syllepse, avril 2008.

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[1Maurice Joyeux, L’Hydre de Lerne, Éd. du Monde libertaire, 1967. Dans la mythologie grecque, l’hydre de Lerne est un monstre à plusieurs têtes qui se régénèrent lorsqu’on les tranche.

[2Jean-Pierre Duteuil, Nanterre 1965-66-67-68 Vers le Mouvement du 22-mars, Acratie, 1984.

[3Roland Biard, Dictionnaire de l’extrême gauche de 1945 à nos jours, Belfond, 1978, p.135.

[4Daniel Cohn-Bendit, Le Grand Bazar, Belfond, 1975.

[5Daniel Cohn-Bendit a écrit avec son frère Gabriel un livre dans lequel ils exposent leur anarchisme mâtinée de conseillisme : Le gauchisme, remède à la maladie sénile du communisme, Seuil, 1968.

[6Maurice Joyeux, Souvenirs d’un anarchiste, vol. 2, Éd. du Monde libertaire, p. 276.

[7Maurice Joyeux, L’Anarchie et la révolte de la jeunesse, Casterman, 1970, p.114-115.

[8Daniel Guérin, Pour un marxisme libertaire, Laffont, 1969.

 
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