Extrait de « Mai retrouvé »

Dossier 68 : Jacques Baynac : De Citroën à Censier, solidarité !




Dans Mai retrouvé, Jacques Baynac, ancien militant du Comité d’action travailleurs-étudiants (CATE) de la fac de Censier, revient sur les efforts déployés pour associer, malgré l’opposition acharnée des staliniens, la lutte étudiante et la lutte ouvrière. Dans l’extrait suivant, il raconte les événements aux usines Citroën de Paris 15e.

Aux usines de la place Balard (Paris 15e) et de Nanterre, on tient des meetings quotidiens. On y discute de la nature du mouvement étudiant et de ses relations avec la grève. Les ouvriers sentent qu’elle tourne de plus en plus à la grève traditionnelle. Ils déplorent la démobilisation, la dépolitisation des piquets de grève, et la désertion massive. À Balard, par exemple, la nuit, un petit nombre de jeunes ouvriers et de travailleurs étrangers sont seuls dans l’usine. Mais toutes leurs tentatives de s’organiser à leur gré sont soit « oubliées » par la direction cégétiste, soit sabotées.

Les jeunes non syndiqués tentent alors de briser leur isolement. Ils contactent d’abord les cédétistes, apparemment plus favorables à la liaison étudiants-travailleurs. Cependant, les intentions de la CFDT se révèlent bientôt peu claires. Elle essaie surtout de recruter pour son compte et joue sur la popularité du mouvement étudiant. Les jeunes se tournent vers les groupuscules (trotskistes et maoïstes) qui veulent agir à l’intérieur du syndicat pour en chasser les directions « traîtres ». Nouvelle déception, on ne pense, là aussi, qu’à les manipuler. Les jeunes travailleurs non syndiqués s’adressent enfin au Comité d’action [le CATE de Censier] et ils y entrent dans les derniers jours de mai. Isolés dans l’entreprise, ils cherchent avant tout un appui extérieur à l’heure où, en certains endroits, les forces de police tâtent déjà le terrain en vue de la réoccupation.

Pour répondre à cette demande, le CA propose une série d’actions. Il informe les jeunes travailleurs de la possibilité d’obtenir de la nourriture gratuite en contactant directement les paysans. […]

Grève aux usines Citroën
de Clichy-la-Garenne (Hauts-de-Seine)
en mai 1968. Photo Jean-Claude Seine.

La seconde forme d’action proposée par le CA consiste à établir des contacts avec les travailleurs des différentes entreprises. L’idée a été suggérée par des travailleurs de la Compagnie des eaux [1] qui souhaitent discuter avec des travailleurs de Citroën. Mais l’usine est devenue un bastion impénétrable. Il n’est donc pas possible de s’y réunir. […]

La troisième forme d’action est de généraliser les contacts avec les travailleurs étrangers. Deux aspects à ces contacts : ils visent à radicaliser la lutte en faisant participer les immigrés à l’occupation et aux piquets de grève, et ils ont aussi pour but de lutter contre les briseurs de grève qui sont souvent des immigrés manipulés par une direction jouant sans vergogne sur leur faible politisation et un isolement qu’elle entretient soigneusement.

Les centres d’hébergement appartiennent à Citroën qui exploite les immigrés pendant le jour et les rançonne pendant la nuit. Les centres sont dirigés par du personnel Citroën qui ne laisse entrer personne – pas même les parents des travailleurs. Les conditions de vie sont très dures. Par exemple à Villiers-le-Bel [2], à une trentaine de kilomètres de Paris, les travailleurs vivent à 14 par appartement de 2 ou 3 pièces. Comme chacun paie 150 francs par mois, et comme dans ce seul centre il y a 48 appartements, l’usine empoche mensuellement près de 100 000 francs. […]

Des membres du CA parlant les diverses langues des travailleurs immigrés se rendent dans les centres d’hébergement. Ils les informent de l’existence du CA, établissent la liaison avec les grévistes. L’objectif du CA est de faire naître plusieurs CA de travailleurs immigrés qui pourront s’occuper eux-mêmes de leurs problèmes spécifiques : transports à l’usine, nourriture, lutte contre la répression patronale, contacts avec les travailleurs français. Des cours de français sont organisés dans plusieurs facultés occupées ou dans des maisons de la culture. Dans des bidonvilles on distribue aussi de la nourriture fournie par les paysans [3].

L’objectif de ces diverses actions est d’encourager les travailleurs à s’auto-organiser. […]

Le 22 juin, après que la CGT a passé un accord avec la direction de Citroën, les travailleurs du Comité d’action s’opposent à la reprise du travail. Ils se coordonnent avec d’autres groupes animés des mêmes intentions. Ils décident d’agir le lundi suivant, 24 juin. Les travailleurs préparent un texte. Pour eux, les résultats obtenus ne sont pas à la hauteur du mouvement. « Tandis que la CGT s’estime satisfaite de l’accord passé avec la direction, une grande majorité de travailleurs constate que les miettes accordées ne correspondent pas à leurs cinq semaines de lutte, ni à la nature de la grève. […] Ils sont prêts à continuer la lutte. »

Au lendemain du premier tour des élections législatives, la CGT veut profiter des mauvais résultats des partis de gauche pour briser la grève. Elle se heurte cependant à une très vive opposition, matérialisée par trois tracts différents. La CGT ne trouve personne pour distribuer les siens, favorables à la reprise. Au meeting, les délégués et dirigeants CGT sont hués. Les travailleurs demandent la parole pour ceux qui veulent continuer la lutte. Malgré les micros, un dirigeant CGT ne parvient pas à se faire entendre. Il en est réduit à invoquer la démocratie pour qu’on le laisse parler. Il se lance alors dans une violente dénonciation des chahuteurs qui « veulent brandir plus haut que la CGT le drapeau rouge de la classe ouvrière ». On ne pouvait mieux dire puisque, aussi bien, les militants du CA Citroën ne se cachaient pas de vouloir établir une « société sans classe, sans marchandises, sans échanges
[en étendant] la lutte aux principaux centres du capitalisme mondial [afin] de détruire l’État national » [4].

Jacques Baynac

  • Jacques Baynac est historien. Il a consacré ses recherches notamment à la Révolution russe et à la Résistance.
    Son dernier ouvrage Présumé Jean Moulin (1940-1943), paru chez Grasset en 2007, est une somme iconoclaste sur la Résistance, le gaullisme et l’Occupation.

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[1Le 20 mai, le service des eaux de la Ville de Paris se met en grève. C’est la base qui prend l’initiative. Le même jour, trois militants de Censier sont envoyés prendre contact avec les services du 47, quai d’Austerlitz. À l’annexe, 113 rue de la Tombe-Issoire, ce sont 20 ouvriers qui ont déclenché le mouvement. […] Ils viennent régulièrement à l’AG du CATE (archives, rapports des 20 et 22 mai 1968 et AG du 21 mai 1968).

[2Le premier contact est établi le 24 mai 1968. L’ouvrier qui rédige le rapport note : « Enfermés dans une sorte de prison dorée, sans contact avec l’extérieur […] nous devons revenir et essayer de leur venir en aide pour qu’ils ne se sentent pas abandonnés. » (Archives de Censier).

[3On collecte aussi des fonds, par exemple lors de l’AG du CATE, le 27 mai 1968.

[4Le résultat de la politique cégétiste à Citroën se traduira, aux élections des délégués syndicaux d’avril 1969, par une perte de plus de 600 voix dans le collège I et par un effondrement dans le collège II (cadres). La CFDT, en revanche, doublera ses voix.

 
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