Histoire

XVe-XVIIe siècle : les chasses aux sorcières, à l’intersection du patriarcat et de l’antijudaïsme




Les chasses aux sorcières sont de plus en plus présentées dans certains milieux féministes comme une attaque par les hommes contre un « féminin sacré », contre des femmes qui auraient eu accès à des pouvoirs de guérison et de compréhension grâce à leur interconnexion avec la nature. Cette lecture essentialiste n’est pourtant pas une lecture historique.

L’histoire des chasses aux sorcières est celle d’un patriarcat qui fit des femmes qui déviaient de la norme un danger. Le patriarcat de la période moderne s’appuie sur les récits mythologiques et historiques, religieux, mais aussi sur des textes philosophiques et médicaux [1]. Les périodes médiévales et modernes reprennent les croyances selon lesquelles les discussions des femmes mènent aux rumeurs et aux insurrections. Le patriarcat se nourrit et alimente ces craintes misogynes, il est impossible d’en connaître l’origine exacte et de savoir si cette crainte a existé avant le contrôle des femmes. C’est cet ordre patriarcal qui va créer la figure de la sorcière, la misogynie des chasses aux sorcières étant à rapprocher, sous de multiples aspects, du racisme.

Une histoire misogyne

Les premiers procès de sorcières ont eu lieu entre 1324 et 1325 à Kilkenny en Irlande. Ce que nous pouvons appeler chasse aux sorcières débute vers 1420 en Suisse. L’apogée se situant entre 1560 et 1580 et se perpétuant jusqu’au XVIIe siècle où ont lieu les derniers procès et condamnations pour sorcellerie.

La sorcière est généralement décrite comme défectueuse, idiote, lascive, manipulatrice, ivrogne, gloutonne, etc [2]. À ces mythes, les sciences et la philosophie vont apporter des raisons supplémentaires pour se méfier des femmes. Ils suivent notamment Aristote [3] qui décrit le sexe féminin comme un « mâle manqué » conjuguant « l’imbécilité » (faiblesse mentale) et la « débilité » (faiblesse physique) [4]. Les femmes sont perçues comme des erreurs nécessaires d’une Nature [5] qui ne viserait qu’à faire des garçons, les filles étant des êtres ratés d’essence monstrueuse, hors norme mais indispensable pour la reproduction [6].C’est ce que reprend Le Marteau des sorcières ou Malleus Maleficarum qui affirme que les femmes, à cause de leur faiblesse et infériorité intellectuelle, sont prédisposées à être tentées par le diable [7]. La publication de ce livre (1486-87) accélérera la chasse aux sorcières.

Il était inquiétant qu’une femme ne soit pas sous le contrôle d’un homme, les veuves, les prostituées, les mères seules étaient craintes. Leur situation les poussait souvent à la marginalité qui elle aussi conduisait au procès en sorcellerie.
Francisco de Goya, La Conjuration (Les Sorcières), 1797-1798, huile sur toile, Lázaro Galdiano Foundation, Madrid.

On y accuse les femmes d’être des incubes, œuvrant à la destruction de la chrétienté pour permettre l’avènement sur terre du royaume de Satan qu’elles invoquent lors des sabbats. La diablerie féminine se trouve dans son aptitude à charmer les hommes et donc à prendre le contrôle sur les hommes telle des Salomé ou des succubes. Si un avocat défendait trop une femme accusée de sorcellerie, cela pouvait vouloir dire qu’il avait été ensorcelé. En 1420, lors du premier « bûcher des vanités », on jette au feu les effets personnels jugés comme objets poussant au péché, à la vanité. Parmi ceux-ci  : miroirs, cosmétiques, robes, bijoux, instruments de musique mais aussi des livres considérés comme immoraux.

Si les accessoires de beauté peuvent conduire à être condamnée pour sorcellerie, la laideur aussi, car perçue comme potentiellement maléfique. C’est d’ailleurs pour cela que beaucoup de femmes âgées, jugées laides et donc déchues de leur féminité sont condamnées au bûcher. Leur laideur est assimilée aux traits du diable et à la mort [8].

Lorsque les femmes étaient dénoncées, elles étaient intégralement rasées à l’aide d’un fer rouge afin de chercher sur leurs corps des « marques du diable » : cicatrices, tâches sur la peau, « pattes de crapaud au blanc de l’œil », zones insensibles, une trop grande maigreur… Chaque bosse, grain de beauté, imperfection pouvait servir à prouver la culpabilité lors des procès en sorcellerie.

Entre les XIIIe et XIVe siècle, les femmes ont été catégorisées, triées, notamment par des prédicateurs et moralistes. On sépare les religieuses des laïques et, au sein des laïques, les femmes mariées, les veuves, les vierges et les petites filles. Les veuves sont perçues comme les plus scandaleuses, accusées d’être des entremetteuses ou des sorcières qui auraient empoisonné leur époux [9]. Il était inquiétant qu’une femme ne soit pas sous le contrôle d’un homme  ; les veuves, les prostituées, les mères seules étaient craintes. Leur situation les poussait souvent à la marginalité qui elle aussi conduisait au procès en sorcellerie.

On accuse juifs et sorcières de meurtres rituels d’enfants chrétiens. Ce qui aurait notamment lieu lors des sabbats, c’est-à-dire des messes noires, ce mot faisant référence directement au shâbbath juif (jour du repos qui doit être consacré à la prière).
Salvator Rosa, Sabbat de sorcières, 1635-54, huile sur toile, Museum of fine Arts, Houston.

Une autre preuve de la diablerie se situe dans la déraison, que l’on interroge spirituellement et médicalement pendant toute la période. L’une des croyances étit que l’utérus est un démon qui se déplace dans le corps des femmes, leur faisant perdre le contrôle, c’est-à-dire les rendant hystériques. L’hystérie caractérisant aussi bien la folie que la colère féminine, l’hystérique est celle qui ne respecte pas les règles de bienséance auxquelles doivent se soumettre les femmes. Ces règles étant en partie dictées par la religion, toute femme qui sort du rang, s’éloigne du rôle que lui aurait donné Dieu ne peut donc être qu’une diablesse.

Belles, laides, seules ou folles : toutes sorcières

Le caractère systémique de la chasse aux sorcières est démontré par sa proximité avec les persécutions que subissent les personnes juives sur la même période. Les sorcières, comme les juifs et juives sont perçues comme la source de nombre de malheurs humains et de la perte de leur piété. Nous pouvons faire remonter l’antijudaïsme à l’expansion du christianisme des Ve et VIe siècles. Dès lors l’Eglise met en place une ségrégation interdisant notamment aux juives et juifs de manger avec des clercs, de se mêler aux chrétiennes et chrétiens lors de la Pâque, les mariages « mixtes », les funérailles qui suivent le rite, etc. Puis au VIIe siècle viennent les conversions forcées  : pratiquer des rites juifs peut être puni de mort. C’est lors des premières croisades que l’on va lier la figure du juif avec celle du diable, et qu’auront lieu les premiers massacres de personnes juives, notamment dans les villes de Spire, Worms, Mayence, Cologne et Metz.

Tout ceci conduit, aux XIVe et XVe siècles, à les accuser d’empoisonner les puits, de répandre la peste pour tuer les chrétiens. La chasse aux sorcières et les persécutions antijudaïques sont alimentées par la peur des épidémies de peste. Aujourd’hui on pense que l’épidémie de peste a été amplifiée par la chasse aux sorcières, notamment parce qu’elle s’est accompagnée d’un massacre de chats, symbolisant les faiblesses humaines et notamment féminines. Cela aurait participé à la prolifération de rats, et donc à l’accélération de l’épidémie justifiant les bûchers pour sorcellerie et hérésies.

Juifs allemands du XIIIe siècle. Le caractère systémique de la chasse aux sorcières est démontré par sa proximité avec les persécutions que subissent les personnes juives sur la même période.

De même, on accuse juifs et sorcières de meurtres rituels d’enfants chrétiens. Ce qui aurait notamment lieu lors des sabbats, c’est-à-dire des messes noires, ce mot faisant référence directement au shâbbath (jour du repos qui doit être consacré à la prière). On avait déjà reproché à plusieurs hérésies [10] de faire des sabbats, mais c’est en 1438 qu’on trouve la première occurrence le rapprochant d’un rassemblement de sorciers [11]. L’Inquisition fait le lien direct entre le sabbat des sorcières et le shâbbath juif [12].

Les inquisitions concernaient alors toutes les personnes considérées comme déviantes par l’Église, c’est-à-dire les mystiques, les sorcieres, les homosexuels, les adultères, etc. On retrouve les mêmes procédés infâmants pour persécuter les juifs et les femmes. Pour prouver le caractère maléfique des hommes juifs, on va accuser ces derniers d’être en partie des femmes [13]. On les représente avec des corps féminins, des cornes, des mamelles, en train d’allaiter... On les accuse d’avoir, comme les femmes, des règles qui seraient le sang du Christ qui, rappelons-le, aurait été tué par le peuple juif. Racisme et patriarcat fonctionnent ensemble en se nourrissant mutuellement.

Racisme et sexisme

Les représentations traditionnelles rapprochent encore les personnes juives (surtout les hommes [14]) et les sorcières  : nez longs et crochus, longs doigts fins et calleux, voire crochus et griffus. Mais le vêtement des sorcières est lui aussi le reflet des croisements racistes et du sexistes, le chapeau noir pointu accompagné du vêtement noir des sorcières est initialement un habit traditionnel juif allemand. On se sert alors des accusations contre les femmes pour pourchasser et envoyer au bûcher des personnes juives et des accusations contre les juifs pour pourchasser et brûler des femmes.

Les sorcières n’ont donc jamais été des femmes avec des pouvoirs magiques, et les procès en sorcellerie n’ont pas été des procès contre des femmes pratiquant la médecine par les plantes ou en lien spécifique avec la terre mère. Ces femmes ont été pourchassées et tuées car elles étaient des femmes, tout comme les personnes juives de la même période le furent pour des motifs racistes, racisme et patriarcat s’interpénétrant pour créer des discriminations. Les chasses aux sorcières sont le produit d’un discours misogyne et classiste puisqu’il visait en grande majorité les femmes pauvres. C’était un outil de contrôle qui avait pour but de maintenir les femmes dans la peur. D’ailleurs, lors du mouvement des enclosures, qui eut notamment lieu en Angleterre entre les XIIe et XVIe siècles, les femmes furent accusées de sorcellerie et brûlaient sur le bûcher parce qu’elles opposaient une forte résistance à ce mouvement qui transformait des terres jusque-là collectives en propriété privée, supprimait le droit d’usage [15] et transformait des terres agricoles à destination humaine en pâturages, favorisant l’avènement de riches propriétaires fonciers. Les rébellions des femmes qui se dressèrent contre cela furent alors éradiquées en accusant ces dernières d’être sorcières.

Sarah (UCL Bordeaux)

[1A. Gargam, B. Lançon, Histoire de la misogynie de l’Antiquité à nos jours, Arkhé, 2013.

[2A. Dubois-Nayt, N. Dufourneau, A. Paupert, Revisiter la «  querelle des femmes  ». Discours sur l’égalité/inégalité des sexes, de 1400 à 1600, université de Saint-Étienne, 2013.

[3Aristote, Histoire des animaux, in Œuvres complètes, Gallimard, 1994.

[4C. Gros, Image de la femme dans l’historiographie florentine du XIVe siècle, Aix en Provence, 2009.

[5M. Rénéric-Chauvin, Relecture des multiples facettes du féminin sacré et profane, 2012.

[6Gargam, B. Lançon, op. cit.

[7P. Snyder dans A. Dubois-Nayt, N. Dufournaud, A. Paupert, op.cit.

[8Michelle Perrot « Mon » histoire des femmes, Seuil, 2006.

[9C. Gros, 2009, op. cit.

[10En 1326 une première bulle papale de Jean XXII assimile la magie rituelle à une hérésie.

[11Dans des textes de démonologie chrétiens, ainsi que dans les Évangiles, les sabbats de sorcières seront d’ailleurs appelés des « synagogues de sorcières » ou « synagogues du diable »

[12Mais aussi avec la Kabbale qui devient « Cabale » et synonyme de magie, d’occultisme ou de conspiration.

[13Les hommes gays ont subi les mêmes persécutions et été jugés pour sorcellerie pour les mêmes raisons.

[14Les femmes juives étant les grandes absentes, puisque nous n’avons que très peu de sources qui parlent d’elles.

[15Droit de se servir en graines et épis sur les terres seigneuriales.

 
☰ Accès rapide
Retour en haut