Antifascisme

2013 : Clément Méric, une vie, des luttes




Les éditions Libertalia ont publié fin mai un ouvrage collectif de proches de Clément Méric qui évoque la vie du jeune homme engagé qu’il était. Il s’attache aussi à restituer la vérité des faits, ceux qui ont provoqué sa mort, et ceux qui ont conduit à un brouillage de son image et de celle de ses camarades. Le meilleur hommage qu’on puisse rendre à Clément est aujourd’hui de se souvenir de ses combats et de les faire nôtres. Nous publions ici, avec l’accord des éditions Libertalia, des extraits de l’ouvrage.

La volonté des skins d’aller à l’affrontement : la question est au cœur de l’enquête et des débats : en sortant de l’immeuble, les skins avaient-ils l’intention d’aller à l’affrontement avec les antifas  ? Ils prétendent avoir appelé du renfort parce qu’ils avaient peur, et avoir cherché à éviter le contact. Leur comportement démontre le contraire.

La prétendue peur des skins

Les skins prétendent qu’ils ont pris au sérieux la ou les menaces qu’ils auraient reçues. Ils auraient donc pris peur. Des témoins confirment une certaine inquiétude dans le local de la vente. « Pourquoi ne pas appeler la police  ? Interrogent les enquêteurs. – Ce n’est pas dans notre culture, répondent-ils. – Les gabarits de vos adversaires ne sont pas effrayants. – Mais les antifas étaient au téléphone, ce ne pouvait être que pour appeler du renfort  ; et d’autres pouvaient être cachés dans la foule... »
Dans leurs réponses, les skins gonflent le nombre d’antifas supposés les attendre : au moins cinq, souvent plus, alors qu’il n’y en a jamais eu plus de quatre. Ils avaient pourtant un excellent poste d’observation à l’étage.

Le fait qu’ils interprètent comme une menace d’agression physique l’interpellation qui leur a été faite démontre surtout qu’ils baignent dans une culture de la violence.
Mais leur inquiétude ne va pas durer longtemps. Les perspectives de renfort vont rapidement leur redonner confiance : « De toute façon, on va appeler les autres et on va les niquer » entend un vendeur. Ensuite, « les deux garçons discutaient ensemble et rigolaient ».

Les skins ont reconnu avoir mobilisé des renforts. Ayant observé par la fenêtre la présence des antifas dans la rue, Dufour appelle Morillo : « Allô, t’es où  ? Viens  ! Habille-toi bien  ! » Morillo prévient aussitôt sa compagne, Katia Veloso, qui, avec l’aide de la barmaid du Local, va devenir l’organisatrice de la mobilisation. L’affaire est rondement menée. Par de multiples appels et SMS, elles sollicitent les proches susceptibles de venir prêter main-forte. Plusieurs se mettront en route vers la rue de Caumartin. Ils informent de leur progression Veloso, qui se rend également sur place et se poste à proximité de l’église. Trois d’entre eux, Stéphane Calzaghe, Simon Brunelière et Julien Beaulieu, viennent de la rejoindre ou sont tout près de le faire lorsque, à 18h38, elle appelle Ayoub. Comme la barmaid, il se trouve au Local. La conversation dure deux minutes trente. Dès qu’il a raccroché, Ayoub appelle Morillo pendant un peu plus d’une minute. Il est 18h42. À 18h43, les skins s’engagent dans la rue.

Les skinheads se sont donc mis en mouvement immédiatement après l’appel d’Ayoub, lequel venait d’avoir une conversation avec Veloso. Cet enchaînement des faits invite à l’interprétation. Katia Veloso a-t-elle prévenu son chef de l’arrivée de renforts  ? Celui-ci en a-t-il informé Morillo en lui transmettant ses instructions  ?

Le mouvement des skins vers les antifas

Le vigile Émir F. conseille aux skins de partir vers la droite pour éviter le groupe qui se tient à une trentaine de mètres sur la gauche. Ils veulent prendre le métro. Il leur indique une entrée de la station Saint-Lazare visible au bout de la rue à droite, où ils pourront trouver toutes les lignes utiles. Ils choisissent pourtant de partir à gauche.

Ils tenteront de se justifier en prétendant ne pas connaître le quartier (même Eyraud, qui a toujours habité Paris  ?)  ; ils voulaient donc revenir à la station par laquelle ils étaient arrivés, sur la gauche. Au procès, nouvelle trouvaille : il fallait partir à gauche pour ne pas avoir les antifas dans le dos. Mais s’ils partent vers la gauche pour avoir les antifas en face… que se passe-t-il une fois qu’ils les ont dépassés  ?

Lorsque la décision de sortir est prise, il faut avoir les coudées franches : on se déleste du sac et de la fille, qui partira avec de l’autre côté. Durant toute l’instruction, et notamment lors de la reconstitution, les skins ont prétendu que ce sont les antifas qui sont venus au contact lorsqu’ils sont arrivés à leur niveau dans la rue. La rixe se serait déroulée vers le milieu de la chaussée. Mais à partir de 18h43, une caméra de vidéosurveillance capte leur trajectoire. À l’instant précédant l’affrontement, on aperçoit essentiellement les pieds des protagonistes. On ne voit donc pas le(s) premier(s) coup(s), mais on voit clairement – et ce point est décisif – que ce sont les skins qui sont allés vers Clément et ses amis. Ceux-ci ne se sont décollés du mur contre lequel ils se tenaient qu’au dernier moment, lorsqu’ils étaient presque à portée de poings.

Les armes : les poings américains

La cour d’assises de Paris en 2018 puis celle de l’Essonne en appel en 2021 ont condamné Morillo et Dufour pour avoir « volontairement exercé des violences [...] avec usage ou sous la menace d’une arme ». La question de l’usage d’armes a beaucoup occupé les débats au long de la procédure judiciaire, tout comme les commentaires. L’enjeu était d’importance. Outre l’incidence de cette circonstance aggravante sur les peines encourues, elle pouvait être révélatrice des intentions des skinheads lorsqu’ils sont sortis dans la rue. Difficile, quand on s’est armé, de venir plaider la légitime défense. […]

«Clément, à jamais dans nos mémoires, à jamais dans nos cœurs». Manifestation d'hommage du 8 juin 2013, soit deux jours après la mort de Clément.
« Clément, à jamais dans nos mémoires, à jamais dans nos cœurs ». Manifestation d’hommage du 8 juin 2013, soit deux jours après la mort de Clément.
Photothèque Rouge

Le rôle d’Ayoub

Figure tutélaire des skins, Serge Ayoub est omniprésent, depuis le départ de ses affidés vers le groupe d’antifas jusqu’au service de communication dans les médias, en passant par la préparation de la défense des agresseurs – ou, plus exactement, de la sienne et de celle de son mouvement  ; mais, comme toujours, il sera loin lorsqu’il s’agira d’assumer des responsabilités.

Interrogé à plusieurs reprises par les enquêteurs au sujet d’échanges qu’il aurait pu avoir avec des personnes impliquées, Ayoub nie obstinément tout contact, jusqu’à ce qu’il soit confronté à ses relevés téléphoniques qui révèlent les appels au moment des faits. Il prétend alors ne pas se souvenir de la teneur des conversations, tout en étant, évidemment, sûr de ne pas avoir recommandé d’en découdre avec les antifas. Plus tard, ayant retrouvé la mémoire, il affirme qu’il a conseillé au groupe de s’en aller « pour éviter les problèmes » et d’appeler la police. Les skins partent pourtant immédiatement au contact des antifas. Un chef sans autorité [1] ? Ou un mensonge ?

Immédiatement après les faits, à 18h49, Morillo appelle Ayoub qui finira par reconnaître qu’il a proposé à tout le monde de le rejoindre au Local. C’est donc là que l’équipe [2] se retrouve après la fuite, pour recevoir les instructions du chef sur la conduite à tenir. Tous ont cherché à le cacher aux enquêteurs [3]. Et une fois mis devant les évidences, tous minimisent le propos : il s’agissait juste de boire un verre « pour faire redescendre la pression suite à la bagarre ». Rien à voir, bien entendu, avec un briefing pour s’accorder sur une version des faits au cas où il faudrait en rendre compte. Pourtant, une fois les autres partis vers 21h30, Morillo et Ayoub restent discuter en tête à tête jusque vers minuit. La mort cérébrale de Clément commence à être évoquée dans les médias. Pendant le reste de la nuit, les conversations téléphoniques [4] vont bon train entre Ayoub et ses « protégés [5] ». Que se disent-ils  ?

Ayoub comprend immédiatement les enjeux de l’affaire pour son organisation et pour lui-même [6]. En pleine nuit, il appelle la préfecture de police à plusieurs reprises. Le lendemain, les skins attendent son feu vert pour se rendre. À midi, Esteban Morillo et Katia Veloso sont arrêtés à leur domicile de Saint-Ouen. Comment ont-ils été identifiés [7] ? Aux assises de Paris, Morillo, interrogé par la présidente, confiera qu’il n’a plus confiance en Serge Ayoub.

Dès 7h30 le 6 juin, celui-ci orchestre sa campagne médiatique, contactant agences de presse et radios, courant les plateaux de télévision qui l’accueillent sans problème. Partout, il nie mordicus tout lien entre les skinheads et Troisième Voie. Son discours  ? Dans la nuit, on lui a appris qu’un JNR [8] était accusé d’avoir tué un jeune  ; il a alors mené son enquête téléphonique et fini par tomber sur Morillo dont il ne connaissait même pas le nom, puis sur le reste de la bande qu’il a invitée à lui faire le récit de la bagarre  ; estimant qu’on « est très proche de la légitime défense », il leur a conseillé de prendre un avocat et de se rendre.

Parallèlement, Ayoub reste en relation avec les services de police auxquels il se présente spontanément le 7 juin. Peine perdue : Troisième Voie sera dissoute en même temps que les JNR par décret du 12 juillet 2013. Mais Ayoub, qu’on peut évidemment tenir pour responsable, lui aussi, de la mort de Clément, au moins par l’influence exercée sur ses ouailles, pourra impunément venir narguer la cour d’assises de Paris, les parties civiles et les proches présents au procès. […]

La fachosphère se déchaîne

La résonance de la mort de Clément dans les médias, dans le monde politique et plus largement dans la société française provoque un déchaînement de la fachosphère. La manière varie selon les sources [9] et le positionnement politique : révision des faits, discrédit des agressés, défense des agresseurs, prise de hauteur de donneurs de leçons, dénonciation de manipulation supposée, etc.  ; le style aussi, allant du pamphlet perfidement talentueux au tombereau d’obscénités.

L’extrême droite s’empare de la confusion dont a souffert la présentation initiale des faits dans la presse [10] , puis de l’intox « la vidéo a parlé », pour crier à l’inversion des responsabilités, voire au guet-apens de la part des antifas. Les faits à charge des skins établis par l’enquête sont niés et, plusieurs années après, les verdicts des procès n’y changeront rien.

La victime  ? Un jeune bourgeois de Sciences Po en mal d’émotions fortes, qui n’avait ni la constitution physique ni la réflexion politique adéquates. Des images montrant Clément, bandana sur le visage, affichant avec des camarades une banderole « L’homophobie tue » face à la Manif pour tous, sont exploitées pour le présenter comme violent, jusqu’à un délire sur l’usage qu’il ferait d’une petite chevalière comme bague de combat.

Les antifas sont, bien entendu, une cible de choix. Un aphorisme, à tort attribué à Churchill, fait florès : « Les fascistes de demain s’appelleront eux-mêmes antifascistes. » On leur prête de multiples agressions, notamment contre des colleurs d’affiches du FN. On réduit leur combat politique à des querelles de territoire entre bandes : « Le moins qu’on puisse dire, c’est que [les faits] sont d’une désespérante banalité. Deux groupes de jeunes imbéciles se battant pour un « territoire » identitaire. Car c’est bien d’identité qu’il s’agit : on pourrait changer « skinhead » et « antifa » pour « PSG » et « OM » ou « cité X » et « cité Y », et l’histoire serait exactement la même. Ces bagarres n’ont rien de politique. Elles traduisent un mode de pensée « tribal ». [...] L’antifascisme [...] n’est qu’une justification, ce qui importe véritablement c’est le frisson, la chaleur, le danger, la camaraderie... toutes ces expériences « viriles » que les générations précédentes ont trouvé dans la guerre et qui manquent à une génération sans aventure. Avant de devenir notaire, comme disait Jouhandeau, Clément Méric et ses camarades auront voulu connaître le frisson [11]. »

Banderole avec la photo de Clement Meric, manifestation pour le 6eme anniversaire de la mort de Clement Meric, Paris, 1 juin 2019.
Banderole avec la photo de Clement Meric, manifestation pour le 6e anniversaire de la mort de Clement Meric, Paris, 1 juin 2019.
Photothèque Rouge /Martín Noda / Hans Lucas

On parle de rivalité mimétique – en s’interrogeant au passage sur les codes vestimentaires et les goûts musicaux partagés. Et on impute évidemment aux antifas la responsabilité de la mort de leur camarade, qu’ils auraient envoyé, au mieux imprudemment au pire cyniquement, à la bagarre. [...]
Cour d’assises de l’Essonne statuant en appel - Arrêt criminel du 4 juin 2021 :
[…] Si Esteban Morillo et Samuel Dufour invoquent désormais la légitime défense de l’article 122-5 alinéa 1 du code pénal en prétendant avoir été provoqués dans le showroom, puis insultés et agressés dans la rue par le groupe de Clément Méric, la cour d’assises n’a pas été convaincue de l’existence de cette cause d’irresponsabilité pénale pour les raisons suivantes :
– le départ concerté du groupe de Samuel Dufour et d’Esteban Morillo dans la direction du groupe de Clément Méric malgré la présence d’une station de métro dans l’autre sens, à proximité immédiate du lieu de la vente, conjugué au renvoi de Lydia D. F. dans cette direction sans danger  ;
– la préparation de la sortie par un armement de poing et l’appel à des renforts  ;
– le brusque changement de direction opéré par Esteban Morillo et Samuel Dufour à l’approche du groupe de Clément Méric, attesté par Stéphane C.  ;
– l’exploitation de la vidéosurveillance attestant que la rixe s’est exclusivement déroulée à proximité du mur d’enceinte du lycée Condorcet où étaient initialement demeurés immobiles les quatre étudiants, ce que confirme la position du corps de Clément Méric au moment de sa chute  ;
– le témoignage des passants susnommés, notamment Gaëlle D., relatant une violente agression par les skinheads contre le groupe de la victime  ;
– l’absence de coups donnés par Clément Méric à Esteban Morillo ou Samuel Dufour  ;
– l’usage, à tout le moins non proportionné, d’armes utilisées face à des individus non armés  ;
– l’emploi de l’expression « one shot », entendue par trois témoins et l’ensemble des parties civiles, confortant un sentiment peu compatible avec une agression subie.
En conséquence, Esteban Morillo et Samuel Dufour ont été déclarés coupables, à la majorité qualifiée de 8 voix au moins, de violences volontaires ayant entraîné la mort de Clément Méric sans intention de la donner, aggravées par la réunion et l’usage ou la menace d’une arme.

  • Collectif, Clément Méric, une vie, des luttes, Éditions Libertalia, mai 2023, 240 pages, 10 euros.

Lire aussi notre article Hommage : 10 ans après, Clément toujours présent

[1Malgré la devise des JNR, sa garde prétorienne : « Croire, combattre, obéir ».

[2Ayoub, Morillo, Veloso, Dufour, Eyraud, Da Fonseca, Calzaghe et Beaulieu. Il y a aussi la barmaid du Local et un certain Grand Gilles, adjoint historique d’Ayoub, le seul à ne pas avoir été interrogé par la police.

[3Pourquoi ce mensonge  ? « On ne voulait pas mêler Troisième Voie à cette histoire. »

[4« Pas de SMS » conseille opportunément Eyraud dans... un SMS à Dufour.

[5Rapport de police : « Du départ du Local aux interpellations, la fréquence d’appel [d’Ayoub] avec les protagonistes est de : 36 fois avec le numéro de Morillo, 22 fois avec le numéro d’Eyraud, 9 fois avec le numéro de Dufour, 4 fois avec le numéro de Calzaghe, [...], 3 fois avec le numéro de Veloso. [...] Les appels avec certains protagonistes sont intenses pendant la nuit, et ce, jusqu’à 4h26. »

[6Hugo Lesimple, un de ses lieutenants, aux enquêteurs : « Je crois qu’il m’a dit dès cette nuit-là qu’on allait être dissous. »

[7Un proche de Dufour aux enquêteurs : « Moi je pense que c’est Troisième Voie qui a balancé Samuel et les autres car personne ne les connaissait, personne ne connaissait leur visage. »

[8Membre des Jeunesses nationalistes révolutionnaires, service d’ordre de Troisième Voie.

[9Sources qui sont, classiquement, la presse (Minute, Causeur...), les sites Internet (Égalité et Réconciliation, Boulevard Voltaire, Dreuz info, le Salon beige, pour n’en citer que quelques-uns), les blogs, les tweets et les très nombreux commentaires publiés par les lecteurs, y compris sous les posts des médias mainstream.

[10Des informations erronées selon lesquelles les skins avaient attendu les antifas à la sortie de l’immeuble, qu’il y avait eu lynchage, que l’un des agresseurs portait un t-shirt du FN... ont circulé dans les premières heures.

[11Le blog de Descartes, « Clément Méric ou la culture de la violence ».

 
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