Politique

Réforme(s) des retraites : Réflexions sur les mouvements successifs




Il ne s’agit pas ici de faire un bilan du mouvement sur les retraites. Alternative libertaire y consacrera un dossier dans le numéro d’été. Pour l’heure, voici une esquisse de ses grands traits, à l’aune des précédents, et ils sont nombreux.

Si on part du mythique novembre-décembre 1995, il y a eu depuis : 2003, 2007, 2010, 2013, 2018, 2019, 2023. Similitudes, différences, enseignements, voilà quelques pistes.

Pas de « locomotive » du mouvement

En 1995, plus encore en 2007, mais aussi par exemple en 2019, les transports et notamment les cheminots et cheminotes furent ce secteur où la grève démarre, où elle marche fort, qui incite d’autres à entrer dans le mouvement. En 2003, sous une forme un peu différente, l’Éducation nationale joua ce rôle. On peut penser que l’absence de décalage entre secteurs professionnels évite les risques de polarisation (satisfaire des revendications catégorielles pour affaiblir le mouvement général) et de « grève par procuration »  ; mais sans dynamique de lutte massivement ancrée et visible quelque part, l’extension s’avère difficile, 2023 en témoigne.

L’unité syndicale

On l’a dit et répété : le maintien d’une intersyndicale rassemblant CFDT, CGT, FO, CGC, CFTC, UNSA, Solidaires et FSU durant six mois est historique. C’est notablement différent d’autres mouvements, où ne se retrouvaient que CGT, FO, Solidaires et FSU. En 2003, la CFDT appelle aux premières journées nationales d’action, mais lâche les grévistes et les manifestant∙es le 13 mai. S’en suivra une importante crise interne, avec des départs nombreux, vers la CGT, vers Solidaires, dans une moindre mesure vers la FSU, mais aussi « dans la nature ». En 2013 ou 2018, dès le départ, la CFDT soutient les projets gouvernementaux. Il en était de même en 1995, mais l’existence alors d’une « gauche syndicale » en son sein permit de maintenir dans les grèves et manifestations de nombreuses équipes CFDT  ; dont celles qui contribuèrent dès 1996 à construire SUD/Solidaires, et d’autres qui restèrent dans le courant Tous ensemble jusqu’en 2003.

La grève reconductible

Dans la quasi-totalité des mouvements précédents, la CGT refusa d’appeler ou de soutenir le mot d’ordre de grève reconductible, voire de grève générale  ; parfois, elle le combattit. C’est ce qui amena, par exemple en 2010 ou en 2013 des syndicalistes et des collectifs syndicaux de plusieurs organisations à lancer et faire vivre des appels en ce sens. Non pas pour « dénoncer », mais aider à construire un tel mouvement, en montrant, à partir de secteurs réellement en grève de manière massive et démocratique, que c’était possible. En 2023, l’intersyndicale a, par exemple, appelé « à mettre le pays à l’arrêt » le 7 mars, et le soir même à poursuivre dans les secteurs où c’était possible. En quoi dire « grève générale » minoritairement aurait été plus efficace qu’un tel appel de toutes les organisations syndicales  ?

L’auto-organisation

C’est, bien sûr, une autre différence importante entre 2023 et les mouvements précédents, même si la tendance existe depuis quelques années. L’auto-organisation a reculé. Pas tant parce qu’on en serait revenu à l’attente exclusive des consignes nationales, mais parce qu’elle semble plus difficile à la base. Les assemblées générales de 1995 demeurent une référence  ; à la SNCF, dans la santé ou l’Éducation nationale, elles sont directement issues de grèves des années 1980, souvent menées par des équipes syndicales de la gauche CFDT, voire de la CGT. Le phénomène constaté depuis une dizaine d’années s’est confirmé en 2023 : les AG étaient souvent squelettiques. C’est un sujet essentiel, pour celles et ceux qui défendent et veulent pratiquer un syndicalisme de classe, de masse, démocratique et pour une rupture sociale. Il est nécessaire de s’atteler à retrouver les moyens d’organiser des assemblées générales rassemblant les personnes qui travaillent ensemble, ont un vécu collectif, afin qu’ils et elles se sentent en confiance pour y participer, y intervenir, y prendre toutes les décisions.

L’interprofessionnel local

C’est un bilan tiré après chaque mouvement national interprofessionnel : nous avons besoin d’unions locales interprofessionnelles. S’en souvenir uniquement lorsqu’il y a un mouvement ne sert pas à grand-chose. Cela aussi, ça se construit  ; par des décisions collectives au sein des organisations syndicales, par leur mise en œuvre qui engage les militantes et les militants des syndicats locaux. De même qu’il est nécessaire de discuter et contrôler le temps passé avec les patrons au regard de celui passé avec les collègues, il y a sans doute nécessité d’adopter des mesures similaires vis à vis des activités syndicales professionnelles et interprofessionnelles. Bien entendu, cela n’exonère pas de décisions plus lourdes en termes de dégagement, de finances, pour faire vivre ces unions locales. Petit écart à la seule référence aux mouvements pour les retraites : l’importance des unions locales est aussi un enseignement du mouvement des Gilets jaunes, du moins pour la partie du mouvement syndical qui en a tiré des bilans.

La violence d’État

Pas question de tenter un classement sur ce plan entre les différents mouvements sur les retraites. Tous ont connu la violence policière, à des degrés divers, selon la peur des gouvernements, du patronat, des tenants de l’ordre établi. Dire cela ne vise pas à banaliser cette situation, mais à montrer que l’auto-défense collective doit bien demeurer une priorité du mouvement ouvrier.

Les négociations

Sur ce plan, on a connu des moments différents, selon les années. Elles ont parfois permis au gouvernement et au patronat de décrocher certaines organisations syndicales du mouvement, comme nous l’évoquions précédemment pour la CFDT. Il en fut de même avec la CGT, en 2007, lors de la grève des régimes dit spéciaux. Tout le monde le sait : il n’en fut rien en 2023  ; l’objectif cette fois était de briser le mouvement syndical, tout le mouvement syndical. Et c’est un échec qui, sans se transformer en victoire pour notre camp ne doit pas être tu : nous avons collectivement les moyens de rebondir.

Le « débouché politique »

Grand classique des mouvements sociaux, dès lors qu’ils atteignent une certaine dimension, à l’image de ceux ici évoqués, la question du « débouché politique » est toujours évoquée. Nous ne sommes pas de celles et ceux qui affirment que « le syndicalisme ne fait pas de politique »  ; tout au contraire : les mouvements sociaux, le syndicalisme sont politiques, créent de la politique. L’expression « débouché politique » est préemptée par un courant, politique, qui considère qu’à un moment donné le syndicat, d’une manière ou d’une autre, doit passer la main. C’est en réalité la question du rapport à l’institutionnel dans le cadre des lois de la république bourgeoise actuelle qui est posée. Plutôt que de se proposer comme « débouché », toutes les forces sont utiles pour construire la grève, les grèves  ! L’issue  ? Elle dépend du rapport de force ainsi construit et s’apprécie uniquement dans ce cadre.

La révolte populaire

Chacun de ces mouvements est un moment fort de conscientisation de pans de la population. En ce sens, des actions comme les casserolades, les fausses AG interpro mais vraies rencontres d’activistes locaux, les blocages et autres occupations de ronds-points ne sont pas à mépriser. Nous avons la responsabilité d’en expliquer les limites, parfois les manipulations auxquelles elles servent, mais nous ne serons crédibles qu’en montrant que notre priorité à la construction d’un mouvement, de classe, de masse, démocratique est possible.

Christian Mahieux (membre du comité éditorial de la revue Les utopiques)

 
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