Histoire

1902 : L’unification du syndicalisme est proclamée à Montpellier




Une irrésistible convergence aura eu raison des patriotismes d’organisation. Le 26 septembre 1902, au congrès de Montpellier, la Fédération des bourses du travail a fusionné dans la CGT, lui donnant sa morphologie définitive, à la fois verticale (les fédérations professionnelles) et horizontale (les ­unions locales). C’est l’« Unité ouvrière », une mutation telle qu’on parlera de « deuxième naissance » pour cette organisation qui s’apprête à inventer le syndicalisme révolutionnaire.

Fierté et enthousiasme. Mille cinq cents personnes applaudissent à tout rompre avant d’entonner L’Internationale. Ce soir du 27 septembre 1902, sous les moulures de la salle des concerts de l’Opéra-Comédie, on acclame « l’Unité ouvrière » réalisée la veille.

La Fédération des bourses du travail va fusionner dans la CGT. Il y a ­désormais une unique organisation pour grouper tout le prolétariat, et c’est « un pas gigantesque fait vers l’émancipation des travailleurs », lâche à la tribune Alexandre Bourchet, épuisé mais heureux du travail accompli.

Louis Niel (1872-1952)
Typographe libertaire, il est un artisan majeur de l’unité ouvrière. Quelques années plus tard, il passera au réformisme et sera brièvement secrétaire de la CGT en 1909, avant de se faire évincer par les révolutionnaires.

Cet ouvrier du cuivre lyonnais de 35 ans, ex-blanquiste énergique et bon enfant, cède ensuite la parole au typographe libertaire Louis Niel (30 ans), éloquent et affable secrétaire de la bourse du travail de Montpellier, qui se félicite du « respect » et de la « dignité » des débats au congrès. Par leur sang-froid, leur clairvoyance et leur esprit de synthèse, Bourchet et Niel ont été, pendant six jours, les deux voix les plus écoutées de ce congrès historique.

Mais pourquoi, au fait, y avait-il eu jusque-là désunion ? Pour le comprendre il faut remonter sept ans plus tôt, en 1895, au congrès fondateur de Limoges.

Le ratage du congrès fondateur de 1895

Dans les années 1880, le mouvement syndical français était morcelé et hétéroclite, avec des milliers de syndicats déconnectés les uns des autres. Seule une minorité voyait au-delà du localisme et du corporatisme, et songeait à s’unir.

Le paysage changea au début des années 1890, avec la stabilisation de plusieurs fédérations nationales, soit de métiers (les Chapeliers, les Mécaniciens...), soit d’industries (le Livre, les Chemins de fer, les Cuirs et Peaux...).

Mais il existait aussi deux organisations qu’on pourrait qualifier de « pré-confédérales » en ce sens qu’elles ambitionnaient de grouper l’ensemble du prolétariat en vue de son émancipation du capitalisme. Il s’agissait de la Fédération nationale des syndicats (FNS) et de la Fédération nationale des bourses du travail (FNBT).

La première, fondée en 1886, était une succursale du Parti ouvrier français (POF, marxiste), qui l’utilisait pour soutenir ses candidats aux élections. La seconde, fondée en 1892, était animée par des ouvriers blanquistes, allemanistes et par un intellectuel anarchiste, Fernand Pelloutier.

Or, en l’espace de quelques années (1892-1895), en menant campagne tambour battant en faveur d’une doctrine nouvelle, la grève générale, la FNBT avait imposé son leadership, influençant plusieurs fédérations professionnelles… et même la FNS. Adhérant à son tour au « grève-généralisme », celle-ci avait rompu avec le POF et pris son indépendance [1].

Si bien qu’en 1894, l’unification était déjà dans l’air. Un congrès tenu à Nantes avait impulsé un Conseil national ouvrier comprenant trois délégués de la FNBT, trois de la FNS, et un délégué par fédération professionnelle. Sa mission : préparer la fondation d’une organisation unifiée.

Ce fut le congrès de Limoges, en septembre 1895, qui vit naître la CGT. De grosses fédérations (Livre, Cheminots, Employés) en prirent les commandes, et la FNS s’y ­fondit… mais pas la FNBT, qui finalement renâcla, hésita, puis se dissocia carrément de la CGT. Trois raisons à cela.

La première, officielle, était que la CGT et la FNBT remplissaient deux fonctions distinctes, offensive et défensive [2]. Les fédérations professionnelles formant la CGT devaient mener les luttes corporatives au niveau national. Les bourses du travail, avaient, elles, une mission d’entraide et d’éducation prolétarienne, avec des cours professionnels, des bibliothèques, du placement d’emploi, un secours monétaire aux travailleurs nomades (le « viaticum »)…

Une seconde raison, officieuse, procédait d’une rivalité personnelle entre le dynamique comité fédéral de la FNBT, animé par trois trentenaires anarchistes, Fernand Pelloutier, Paul Delesalle et Georges Yvetot, et le très poussif comité national de la CGT, tenu par deux modérés quasi quinquagénaires, le cheminot Absalon Lagailse et le typographe Auguste Keufer  [3].

Un « corps avec deux cerveaux »

La division CGT-FNBT était-elle pour autant légitime ? De nom­breux syndicats répondaient non, à la fois par idéalisme (« l’Unité ouvrière ! »), par réalisme (leur but révolutionnaire était bien le même) et pour un motif très prosaïque : les syndicats adhérents aux deux organisations devaient cotiser deux fois, envoyer des délégués à deux congrès différents. Bref être « un corps avec deux cerveaux »  [4] coûtait cher !

Cependant, au fil des ans, bien des obstacles étaient tombés. Depuis 1896, les congrès de la FNBT et de la CGT se tenaient dans la même ville, à quelques jours d’intervalle. En 1897, on avait décidé que les deux organisations accorderaient leurs violons sur tous les sujets importants.

En juin 1899, Pelloutier avait eu la satisfaction de voir la CGT déchoir son rival Lagailse, en raison de son attitude piteuse durant la tentative de grève des cheminots de 1898. Enfin, en mars 1901, c’est Pelloutier – unanimement salué, lui – qui mourait d’une cruelle maladie.

Les personnalités passaient, les astres s’alignaient. L’année 1901 fut celle de la convergence. Tandis qu’Yvetot, devenait secrétaire de la FNBT, la CGT radicalisait son expression avec le lancement d’un hebdomadaire, La Voix du peuple, piloté par le journaliste anarchiste Émile Pouget.

Alexandre Bourchet (1867-1930)
Blanquiste lyonnais, initiateur de la fédération des travailleurs du cuivre en 1893, il est l’autre grande voix du congrès de Montpellier. Il œuvrera ensuite au rassemblement des divers métiers métallurgistes en une fédération unique, et sera le mentor d’Alphonse Merrheim. Dépité par les mesquineries du milieu militant, il rendra son tablier en 1904 et se retirera des responsabilités nationales.

Il y fit campagne pour un 1er Mai 1901 de lutte pour les huit heures, et soutint une controverse contre Jean Jaurès qui ­dénigrait « l’illusion » de la grève générale. Cette mutation fut couronnée, en novembre 1901, par l’élection du duo révolutionnaire Griffuelhes-Pouget au secrétariat de la CGT.

C’est dans ce climat de convergence que les congrès FNBT et CGT de septembre 1901, remirent l’unité à l’ordre du jour. En 1902, La Voix du peuple devint l’arène d’un débat permanent sur sa faisabilité. Les enthousiastes, se faisant architectes, proposaient de nouvelles structures. Les frileux trouvaient mille raisons de préserver les édifices existants.

En septembre 1902, au congrès FNBT d’Alger, il apparut que la situation était mûre, à condition de rassurer les bourses du travail sur leur pérennité. Louis Niel, fervent partisan de l’unité, usa de toute son éloquence. Georges Yvetot, plutôt rétif jusque-là, se montra constructif.

Une commission de 7 membres passa une nuit blanche à plancher sur un schéma d’unification consensuel. Approuvé par le congrès, il revint à Louis Niel d’aller le défendre au congrès de la CGT qui se tenait chez lui, dans l’Hérault, quelques jours plus tard.

Enfermés pendant quinze heures

À Montpellier, la question de l’unité ouvrière a largement occupé les 165 délégués. Plusieurs projets d’unification étaient sur la table, dont deux sortaient du lot : celui de l’Union fédérale de la métallurgie (CGT) [5] et celui de la FNBT adopté à Alger [6].

On en a confié la synthèse à une commission de 25 membres. S’y retrouvaient Niel et Bourchet, mais aussi, parmi les noms notables, le tonnelier Albert Bourderon (44 ans, allemaniste), le secrétaire de la fédération de la Coiffure, Alexandre Luquet (28 ans), et une des rares oratrices ouvrières de l’époque, la « citoyenne Jacoby » [7] (43 ans), des Tabacs.

Quinze heures de discussion – de 15 heures à 6 heures du matin – ont été nécessaires mais, le jeudi 25 septembre à 9 heures, le vaillant Bourchet pouvait monter à la tribune pour présenter un texte consensuel. Et c’était reparti pour quatre demi-journées de débat. Mais la bonne volonté a primé et les congressistes ont passé outre les points litigieux (voir encadré ci-dessous).

Au final, le 26 septembre au soir, le congrès a approuvé les statuts de la nouvelle CGT à la presque unanimité : 440 mandats pour, 1 contre, 3 abstentions. Soulagement et autocongratulations. Le but était atteint. Après une journée de détente – dont une excursion à la plage de Palavas – et le meeting final, les délégués regagnent leurs régions.

Photo des congressistes, prise le 27 septembre 1902 au Jardin du Peyrou.
Beaucoup de moustaches, mais aucun nom. On reconnaît Guérard, Luquet, Keufer, Coupat, Lévy et, sans doute, Niel, Pouget, Delesalle... On aimerait savoir lequel est Bourchet. Deux femmes sont présentes. L’une d’elles est sans doute la fameuse « citoyenne Jacoby ». cc IHS-CGT

Au lendemain du congrès, Émile Pouget conclue : « La désunion n’est plus possible. […] La confédération est désormais formée de deux grandes sections : celle des fédérations et celle des bourses du travail. […] Au fur et à mesure que le parti du Travail […] prend davantage conscience de son rôle, que son but se précise, sa force de cohésion s’accroît. Du congrès [...] va résulter une période nouvelle d’agitation intense et d’action vigoureuse ». [8]

Et en effet, cette unification va être un nouveau point de départ. Certaines fédérations restées jusque-là autonomes – Allumettiers, Marine, Poudreries, Gantiers... – vont rejoindre la CGT, qui y gagnera en capacité d’action.

En septembre 1904, enfin, le congrès confédéral de Bourges passera aux choses sérieuses. La CGT se donnera alors vingt mois pour préparer « la » grève générale tant attendue, le 1er mai 1906, avec les huit heures comme cheval de bataille... et la révolution en ligne de mire.

Guillaume Davranche (UCL Montreuil)


LES SUJETS LITIGIEUX

  • La demande de la FNBT que la CGT soit constituée de deux sections à égalité – bourses et fédérations – a été bien acceptée, même si le choix des mots (« section », « union », « fédération »...) a donné lieu à d’intenses négociations diplomatiques. Mais l’essentiel est là : dans la nouvelle CGT, chaque syndicat devra être affilié à la fois à une fédération et à une bourse, et verser une demi-cotisation à chacune. Cela garantira l’autonomie financière des deux sections, dotées chacune de leur secrétariat. Les bourses pourront par ailleurs tenir une conférence propre à l’occasion de chaque congrès confédéral.
  • Le bureau confédéral sera mixte, mais un problème a été soulevé. Niel voudrait deux secrétaires généraux, un par section ; Bourchet pense qu’il n’en faut qu’un, issu des fédérations, pour deux raisons : l’indépendance (car les bourses, elles, sont subventionnées) et la lutte (car les fédérations ont un rôle revendicatif, quand les bourses ont d’abord un rôle d’entraide). Or « le syndicalisme actuellement est le bélier qui doit, frappant sans cesse, démolir la société capitaliste », résume Bourchet. Cette position a été retenue et, par la suite, le secrétaire de la section des fédérations aura le titre de secrétaire général de la CGT.
  • Certains délégués ont réclamé que la CGT n’accepte en son sein que des fédérations d’industrie (Métallurgie, Alimentation...), et rejette les fédérations de métier (Mécaniciens, Boulangers…). Les intéressés se sont offusqués. Pouget et Bourchet ont vite désamorcé cette « question irritante » en obtenant qu’on s’en tienne au statu quo : certes le principe est que les fédérations de métiers se fondent dans des fédérations d’industrie ; mais c’est un processus délicat, qui sera mieux conduit au sein de la CGT. Donc pour l’heure on admet tout le monde.
  • Autre sujet de discorde : le vote proportionnel. Les syndicats doivent-ils avoir chacun une voix, ou voter au prorata de leur nombre d’adhérents ? Pour le leader cheminot Eugène Guérard (allemaniste devenu réformiste), c’est une nécessité. Supposons, a-t-il expliqué, qu’à un congrès, 280 syndicats maigrichons votent pour la grève générale, et que 20 syndicats à gros effectifs votent contre, « vous auriez pu croire à une grosse majorité alors que vous étiez en minorité ». C’est en s’illusionnant de la sorte qu’en 1898, la première tentative de grève nationale du rail a été un cuisant échec. D’autres ont contre-argumenté : il est logique que certaines professions très concentrées (rail, tabacs, charbon, etc.) disposent de syndicats puissants. Mais partout ailleurs, le prolétariat est atomisé et les syndicats ne peuvent qu’être plus fragiles. Doivent-ils pour autant être réduits au silence par les poids lourds ? Au bout du compte, le vote proportionnel a été repoussé par 392 voix contre 76.
  • Faute de temps, le congrès a renoncé à traiter certaines questions, notamment le débat prévu sur la société future après la grève générale. Hélas ! Car il n’aura plus jamais lieu.

SEIZE ANS POUR RÉALISER l’UNITÉ OUVRIÈRE

1886 Fondation de la Fédération nationale des syndicats (FNS), qui passe sous domination
du Parti ouvrier français (POF) de Jules Guesde.

1892 En février, fondation, à Saint-Étienne, de la Fédération nationale des bourses du travail (FNBT), dominée par les allemanistes et blanquistes. En septembre, le congrès de Marseille de la FNS approuve
le principe de la grève générale malgré sa direction guesdiste.

1893 En juillet, tentative de congrès syndical unitaire à l’invitation de la FNBT : semi-échec.

1894 En septembre, le congrès syndical unitaire de Nantes approuve la grève générale. Dépités, une partie des guesdistes font scission.

1895 Le congrès de Limoges fonde la CGT sur des bases grève-généralistes et vote son indépendance vis-à-vis des partis politiques. Mais la FNBT, finalement, n’y entre pas.

1896-1899 La CGT végète. La FNBT, elle, se développe continûment. Les anarchistes s’impliquent dans les deux structures. Lors du congrès CGT de 1897, ils font adopter la tactique du boycottage et du sabotage.

1900-1901 Lutte de tendances au sein de la CGT. Alors que la direction réformiste Keufer-Guérard est disposée à collaborer avec le ministère Waldeck-Rousseau, les révolutionnaires s’y opposent, sous la houlette du duo Griffuelhes-Pouget. Vainqueurs, ils sont élus au secrétariat de la CGT en novembre 1901.

Lancée en décembre 1900, La Voix du peuple, organe de la CGT, se fait remarquer par une controverse avec Jaurès sur la grève générale.

1901 En septembre, le congrès FNBT de Nice adopte un projet d’unification avec la CGT ; trois jours plus tard, le congrès CGT de Lyon saisit la main tendue.

1902 Importants débats sur les modalités de l’unification. En septembre, ultime congrès de la FNBT à Alger ; une semaine plus tard, à Montpellier, elle fusionne au sein de la CGT : l’unité ouvrière est achevée.

[2Compte rendu du congrès FNBT de 1900, page 23.

[3Plus précisément, Auguste Keufer était adepte de la doctrine « positiviste » d’Auguste Comte et de sa foi dans le Progrès.

[4Compte rendu du congrès FNBT de 1901 à Nice.

[5La Voix du peuple, 7 septembre 1902.

[6Compte du rendu du congrès FNBT de 1902, pages 59-75.

[7Pour l’heure, son prénom reste inconnu.

[8La Voix du peuple, 5 octobre 1902. L’article est signé Jean Pénat, mais le style et le vocabulaire employés désignent clairement Pouget.

 
☰ Accès rapide
Retour en haut