Antipatriarcat

Entretien avec Bicheyte : « Cette attaque va bien au delà des personnes trans »




Alors que nous assistons depuis plusieurs semaines à une vague de harcèlement transphobe suscitée par une affiche du Planning Familial représentant un homme enceint, Bicheyte, militante anarchiste et transfémimiste revient sur le courant politique à son origine pour Alternative Libertaire. Le texte qu’elle a écrit est disponible sur le blog Touite Longueur.

Alternative Libertaire : Bonjour Bicheyte. Tu es streameuse et dans tes émissions, tu parles politique et tu mènes notamment un travail de veille et d’alerte sur la transphobie, en particulier le courant terf [1]. Début août tu as publié le Terfisme est un fascisme, article qui se veut un cri d’alarme sur ce courant en France. La polémique qui a éclatée à la rentrée, en lien avec une affiche du Planning Familial, représentant un homme enceint, est malheureusement venue confirmer tes craintes. Pourquoi ce texte et pourquoi à ce moment-là  ?

Bicheyte : Je suis streameuse, c’est-à-dire que j’anime des émissions en direct sur internet, de façon sérieuse depuis deux ans. Mon activité s’est déplacée vers la politique au fur et à mesure de ma politisation anarchiste et, comme je suis trans, j’ai commencé à m’intéresser à ce fascisme très particulier qui m’est dédié, le terfisme. Cet été je me suis dit qu’il fallait tirer la sonnette d’alarme et j’ai voulu poser une réflexion théorique, qui permette de prendre l’ampleur de la menace.

J’avais déjà alerté sur une séquence similaire quand Nous Toutes a pris ses distances avec le collectif de décompte des féminicides par conjoints et ex, parce que celui-ci refusait de considérer les femmes trans comme victimes de féminicides. La dénonciation de l’attitude transphobe du collectif de décompte a entraîné des réactions très virulentes, et ça témoignait d’une énorme dissension idéologique au sein du féminisme.

Pendant quelques jours, il ne faisait vraiment pas bon être trans et l’ouvrir politiquement et c’est l’isolation idéologique des groupes qui ont l’audace d’être favorables aux personnes trans, qui s’est jouée à ce moment-là.

Selon toi est-ce que c’est une dynamique qui va s’avérer durable, et jusqu’à quel point peut-elle s’aggraver ?
On assiste à une implantation de théories transphobes de plus en plus avancée. Leurs arguments et paniques morales, importées des États-Unis, commencent à être diffusées en France comme par exemple, la théorie de la ROGD [2].

Cette attaque mène bien au-delà des personnes trans. L’enjeu, c’est le contrôle des corps et l’exemple américain montre jusqu’où ça peut aller  : remise en cause du droit à l’avortement, législations punissant de peines de prison les familles qui soutiennent leur ado trans…

Et je vois arriver ça en France, comme à l’occasion de la récente loi sur l’interdiction des thérapies de conversion. Le lobbying terf a permis de la rendre inapplicable pour protéger les personnes trans. Ces failles juridiques risquent de se multiplier, d’autant qu’il y a une vraie complaisance du gouvernement à cet égard.

Dans les pays où il y a une propagande anti-trans constante, une part croissante de la population est prête à passer à la violence, au fur et à mesure qu’est avancée l’existence d’un complot trans qui viserait à remplacer les cis-genres. En Grande-Bretagne ces dernières années, on assiste à une augmentation dramatique des agressions de l’ordre d’une multiplication par 4 ou 5 en six ans.

Grand Remplacement, complot trans… ce sont des liens très clairs avec l’extrême-droite. Est-ce que tu pourrais nous en tracer les grandes lignes ?

Le premier parallèle avec le fascisme c’est ce retournement complet de la réalité. Dans la vraie vie, on doit se refiler des noms de médecins, mais aussi des hormones, parce que c’est pas rentable pour les labos, qu’il y a régulièrement des ruptures de stocks et que leur accès est très compliqué. La rhétorique terf est commune aux discours fasciste de retournement accusatoire  : accuser les personnes des choses dont elles sont elles-mêmes victimes.

Là où le fascisme veut faire vivre une nation glorieuse, le terfisme présente un modèle idéal des hommes et des femmes, très normatif en particulier vis-à-vis des femmes. C’est un processus de naturalisation d’un ordre divin issu d’une morale chrétienne puritaine.

On pourrait aussi parler longuement de la dimension coloniale du modèle patriarcal occidental. C’est d’ailleurs l’un des manques de mon texte.

Dans ce texte, tu retraces aussi l’histoire de la transphobie à l’intérieur des mouvements féministes et gays et lesbiens…

Je vois trois vagues. La première, ce sont les anarcho-primitivistes, comme la revue Floraison, pour lesquels si tu dévies de la Nature tu corromps ton corps et donc ton esprit. C’est une voie théorique qui réifie les normes de genres.

La deuxième, la moins courante, serait celle qui vient des swerf [3], et qui fait un amalgame entre identité et sexualité et qui voit la transidentité comme un fétichisme, comme l’horrible Dr Blanchard avec sa théorie de l’auto-gynéphilie.

Et enfin, le courant le moins radical mais le plus dangereux, parce qu’il s’intègre très bien dans le féminisme, c’est un refus d’accepter une réalité matérielle, qui est qu’on existe. Delphy est tombée dans cet écueil et c’est de là aussi que viennent les Stern et autres J.K. Rowling.

Face à tout cela, tu aurais des pistes sur ce que les milieux militants pourraient mettre en place ?

Les groupes politiques qui veulent continuer à défendre les personnes trans vont devoir s’armer très fort, idéologiquement et matériellement. Il leur faut se préparer à recevoir des torrents de boue pour leurs prises de position.

Une première étape est de considérer le terfisme comme un fascisme. Et ensuite, ça permet d’appliquer le même traitement qu’aux fascistes en général. Il va falloir décrédibiliser ses paniques morales et réduire au maximum ses entrées sur le terrain  : que les gens qui vont lire ces lignes se mettent à virer ces fascistes de leurs orgas.

J’ai de moins en moins d’espoir dans une sortie pacifiée. Personnellement j’anticipe d’être confrontée à de la violence très directe. Et s’il y a encore une possibilité de ne pas en arriver là, c’est maintenant.

Propos recueillis par Anaïs (UCL Montpellier)

[1Trans exclusionary radical feminist : mililantes féministes excluant les personnes trans.

[2Rapid onset gender dysphoria  : dysphorie de genre à apparition rapide, théorie pseudo-scientifique selon laquelle les adolescentes seraient touchées par un phénomène de contagion sociale de la transidentité sous l’effet des réseaux sociaux.

[3Sex worker exclusionary radical feminist  : militantes féministes excluant les travailleuses du sexe.

 
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