Argentine : Maintenir des espaces d’auto-organisation




Alors que la majeure partie des mouvements piqueteros, du syndicalisme et des entreprises récupérées sont aujourd’hui inféodés au gouvernement péroniste, des pôles d’auto-organisation et de résistance subsistent, en partie animés par les groupes communistes libertaires.

Le mois dernier nous évoquions la recomposition du mouvement communiste libertaire argentin, sur fond de « normalisation » du mouvement des chômeurs (piqueteros) et de redémarrage des grèves dans les entreprises.

La normalisation du mouvement piquetero ne date pas d’hier, mais de l’accès au pouvoir de l’aile gauche du Parti péroniste, en avril 2003. Dès son élection, le président Nestor Kirchner avait impulsé une double politique de corruption-répression. Son épouse Cristina Kirchner l’a poursuivie après lui avoir succédé à la présidence en décembre 2007. Les principaux movimientos de trabajadores desocupados (MTD) touchent des subventions, qui ont permis de « fonctionnariser » leurs principaux animateurs ; certains ont même accepté des postes dans l’appareil d’État. Le mouvement populaire s’est divisé et recomposé autour de cette question cruciale de l’indépendance vis-à-vis des institutions. Mais seule une minorité n’a pas dérogé au principe d’indépendance totale.

Le Movimiento de Unidad Popular (MUP) est un des plus tristes exemples de cette récupération. Le MUP, qui avait été impulsé et animé dès 2001 par le groupe communiste libertaire Auca [1], s’était rallié fin 2005 à Kirchner, en prétextant qu’il dirigeait un « gouvernement populaire » [2]. De mouvement de lutte auto-organisé qu’il était, le MUP, désormais grassement subventionné, s’est mué en officine humanitaire progouvernementale et en machine de guerre électorale, avec podiums, écrans géants, drapeaux argentins et hymne national, où l’on fait acclamer « Cristina » par les pauvres venus chercher de l’aide sociale [3].

Plenum anarchiste « lutte de classe »

Toutes les organisations n’ont cependant pas sombré de façon aussi édifiante. En 2004, le Frente Popular Darío Santillán (FPDS) était ainsi né d’un regroupement de MTD refusant l’inféodation à l’État. Traversé par plusieurs courants – libertaire, trotskyste mais surtout péroniste de gauche – il a néanmoins cru utile de s’insérer dans le calendrier institutionnel en appuyant, lors de la présidentielle de 2007, la candidature de « gauche alternative » du cinéaste Pino Solanas (1,6 % des voix)… une campagne Bové à la sauce argentine !

Heureusement, il reste des espaces réellement indépendants d’auto-organisation populaire. Parmi les plus radicaux, citons la Federación de Organizaciones de Base (FOB), qui regroupe plusieurs comités de quartiers et comités piqueteros et est animée par deux groupes anarchistes : la colonne Joaquin Oenina (à Rosario) et la colonne Malatesta (à Buenos Aires) [4]. En mars, ces deux groupes doivent tenir un plenum avec des camarades de La Plata et adopter une déclaration de principes et une structure fédérale.

Coopératives « sans politiciens »

La nouvelle organisation libertaire qui en sortira sera « lutte de classe » et se réclamera de l’especifismo (une variante latino-américaine du plate-formisme). Elle devrait donc – en théorie ! – être assez proche du Red Libertaria de Buenos Aires (RLBA) qui, de composition essentiellement étudiante à son origine, s’efforce aujourd’hui de « sortir des campus » et de s’implanter dans les entreprises, via un travail syndical à la base de la CGT, monstre bureaucratique lié à l’État argentin hélas hégémonique dans le monde du travail. Le RLBA s’attache également au travail culturel dans les quartiers, par exemple au sein de la Biblioteca Popular José Ingenieros ou à l’assemblée de quartier « autoconvocada » de Villa Urquiza.

Plus axé sur la défense des « entreprises récupérées » – c’est-à-dire des boîtes reprises en main par les salarié-e-s, souvent au moment de l’Argentinazo de 2001 [5] – on trouve le Frente de Organizaciones en Lucha (FOL), dans lequel sont présents les militantes et les militants de l’ex-Organisation socialiste libertaire. Le FOL essaie aujourd’hui, avec le FPDS, d’impulser une association syndicale des travailleurs des coopératives. Le FOL, le FPDS et la FOB se sont également coalisés dans le Frente de Lucha por Cooperativas sin Punteros – c’est-à-dire « sans politiciens ». En effet, l’État place aujourd’hui ses agents à des postes de responsabilité dans les entreprises récupérées, en échange de subventions ou de facilités.
Comme on le voit, la corruption gouvernementale est partout pour détourner à son avantage l’énorme mouvement populaire issu de l’Argentinazo dont on fêtera, à la fin de l’année, le dixième anniversaire.

Guillaume Davranche (AL 93),avec Ghislain (AL Marseille) et Guillaume de Gracia (AL Toulouse)


LE SIMECA SE MAINTIENT

Fondé en 1999 et d’esprit assez libertaires (l’ex-OSL y comptait des militants), le Sindicato Independiente de Mensajeros y Cadetes, qui organise les coursiers en deux-roues, poursuit le combat. Il a pourtant hésité sur son avenir et encaissé une défaite sur le terrain de la représentativité. En 2006, une partie des adhérents souhaitaient fusionner avec le syndicat des coursiers de la CGT et se battre sur une ligne combative sein de cette dernière. Finalement, le Simeca s’est affilié à la Confédération des travailleurs argentins (CTA), une petite confédération « alternative » à la CGT.

Restait la question de la représentativité qui, en Argentine, depuis les années 1940, comprend deux niveaux : le Simeca s’est vu reconnaître le premier, et donc le droit d’organiser des assemblées sur les lieux de travail. Mais seule la CGT s’est vu, en juillet 2009, reconnaître le deuxième niveau, qui permet de percevoir les cotisations syndicales à la source et, potentiellement, de contrôler les embauches [6]. Après cette déception, le Simeca est reparti de l’avant avec un nouveau site Web (Simeca.org.ar), un programme radio et une permanence quotidienne.


[1Lire le dossier sur le mouvement populaire et anarchiste en Argentine dans Alternative libertaire de l’été 2005.

[2Lire « Argentine : Malgré les divisions, malgré les trahisons », dans Alternative libertaire de juin 2006.

[3En février 2011, la page d’accueil du site Web du MUP affichait en tête un article significatif : « Ce qu’il nous faut : plus de Cristina »  La opción es más Cristina »).

[4Lire Alternative libertaire de février 2011.

[5Le secteur des entreprises récupérées pèse aujourd’hui près de 50 000 emplois directs et 20 000 indirects. Lire à ce sujet Sophie Chapelle, « L’hôtel de luxe qui accueillait ouvriers, paysans et militants » sur Bastamag.net.

[6Guillaume de Gracia, « Renforcement de la bureaucratie syndicale dans l’économie informelle ? », Chronique internationale n°122, IRES, janvier 2010.

 
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