Community organizing : le pragmatisme d’outre-Atlantique




Comme les mouvements Occupy ou Black Lives Matter l’ont récemment rappelé, les mouvements sociaux sont bien vivants aux États-Unis. Nombre d’entre eux pratiquent une méthode et une philosophie d’action nommée community organizing.


Cet article est issu d’un dossier spécial sur l’éducation populaire


Dans le Chicago des années 1930, un curieux sociologue et activiste dénommé Saül Alinsky concevait le community organizing organisation communautaire »). Son ambition  : l’auto-émancipation des classes populaires. Sa règle d’or, qui n’est pas sans rappeler la devise de la Première Internationale : « Ne jamais faire pour les autres ce qu’ils peuvent faire par eux-mêmes. »

Contrairement à ce que son nom pourrait laisser penser, le community organizing n’est pas du « communautarisme ». Il vise certes à rassembler des groupes religieux, raciaux et sociaux très différents, mais à les rassembler autour d’intérêts de classe partagés. Loin de tout spontanéisme, il propose, pour cela, des méthodes précises.

Leaders naturels et « forts en gueule »

Les classes populaires états-uniennes sont, comme en France, défiantes à l’égard du militantisme, aussi les organisations communautaires ont-elles développé des outils très offensifs pour faire sortir les gens de chez eux et elles. Ce principe du "aller vers" se décline de deux façons.

Dans la tradition alinskienne, on s’appuie sur les espaces d’agrégation existants et les réseaux ordinaires de solidarité dans les quartiers populaires : écoles, collectifs informels, lieux de culte, centres sociaux, etc. Il s’agit de repérer les leaders naturels ou les « forts (et fortes) en gueule  », puis de les convaincre d’entrer dans une logique d’engagement plus politique, afin d’entraîner à leur suite leur « communauté ».

Dans une seconde tradition, on cherche à mobiliser les « inorganisé-es ». Les associations passent alors un temps considérable à labourer le terrain, à faire du porte-à-porte, des réunions d’appartement puis des assemblées générales, afin de repérer des colères partagées à partir desquelles mener des campagnes. Et ça marche : environs la moitié des membres de ces organisations ont un revenu inférieur au seuil de pauvreté. Un public qu’on peine à mobiliser en France.

L’objectif est de faire sortir les gens de chez eux et elles, mais aussi de les politiser. Les organisations communautaires ont pour cela élaboré des méthodes d’éducation populaire très efficaces, notamment vis-à-vis des jeunes, qui font preuve d’une conscience de classe surprenante pour leur âge. Les adolescents viennent pour l’aide aux devoirs dispensée l’après-midi, mais surtout pour le local, qui est pour eux comme un refuge.

Public captif, ils sont dès lors l’objet d’un patient travail de conscientisation à base de jeux de rôle, de cours sur les mouvements sociaux ou de mises en situation. Les enseignements sont toujours politiques, visant à interroger la «  margina­lisation des minorités », le « mythe de la méritocratie  » ou la no­tion de « système ». Si on est parfois proche de l’endoctrinement, au vu du peu de place laissé à la contradiction, l’objectif semble rempli : former des militants et militantes politisé-es. Mais c’est surtout dans les luttes que s’acquièrent savoirs et savoir-faire. Généralement, c’est par le rapport de force et la confrontation – mani­festations, occu­pations, sit-in – que les campagnes parviennent à leurs fins.

Tentatives d’adaptation en France

Ces méthodes sont au service d’un objectif de transformation sociale : améliorer ici et maintenant le sort des habitants et habitantes. Les campagnes peuvent concerner des enjeux très locaux – ou­verture de nouvelles classes dans l’école du quartier, accès aux transports en commun ou à une nourriture saine – ou plus ambi­tieuses – régulation des activités bancaires en Californie du Sud suite à la crise des subprimes, lutte contre les pratiques discriminatoires de la police, augmentation des impôts des riches, etc.

Malgré les clivages qui traversent les quartiers populaires, les associations pratiquant le community organizing cherchent à les construire symboliquement en groupe uni. Le pragmatisme qui les caractérise les a cependant parfois fait dériver vers le « développement communautaire », dans une logique de coopération avec les institutions et de partenariat public-privé.

Cette logique de groupe de pression dans les quartiers populaires états-uniens est assez éloignée de la tradition militante française. Elle est pourtant en voie d’importation dans l’Hexagone, autour par exemple de l’Alliance citoyenne à Grenoble, et de collectifs associatifs en banlieue parisienne. Si cette importation du community organizing nécessitera une adaptation au contexte français, certains grands principes – le rapport de forces, le aller vers – demeureront centraux. Ils dessinent les contours d’une démocratie radicale où les classes populaires seront les actrices de leur propre émancipation.


Julien Talpin

  • Chercheur au CNRS, Julien Talpin travaille sur le sentiment d’injustice et l’organisation collective dans les quartiers populaires.
 
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