Les travailleurs sociaux : entre bonne conscience et action politique




Dans les pratiques d’éducation populaire, on trouve du bon et du moins bon. A tel point qu’on peut parfois s’interroger sur les motivations de certaines et certains  : briller  ? se faire mousser  ? se croire au-dessus de la mêlée  ? Au risque de déplaire, il faut le rappeler ici  : l’éducation populaire c’est agir en égaux, avec humilité, et faire progresser notre conscience de classe.


Cet article est issu d’un dossier spécial sur l’éducation populaire


Que l’on soit travailleur social ou enseignant, avoir un regard politique sur ce qu’on fait – et ce que l’on nous fait faire – est fondamental. Beaucoup de jeunes en formation d’éducateur imaginent vaguement qu’ils vont faire un travail altruiste, qui va contribuer à rendre la société meilleure.

Or, une fois l’enthousiasme initial retombé, les tensions et pressions subies te rendent vulnérable. D’une part, les groupes sociaux auxquels tu es confronté-e te considèrent, à juste titre, comme un collaborateur du système. Beaucoup cherchent la faille pour te faire craquer. D’autre part, la hiérarchie de ta structure, appendice de l’État, t’utilise comme pare-feu. Une fois ton énergie épuisée, le risque augmente de sombrer dans la résignation, le j’m’en-foutisme, l’opportunisme pour « sauver sa peau » voire la dépression.

Dans l’après-Mai 68, nombre de militantes et de militants se sont impliqué-es dans la création d’associations de quartier revendicatives et actives. Mais après 1981, la gauche institutionnelle au pouvoir a professionnalisé l’intervention sociale à coups de subventions. Elle se créait ainsi une petite armée de « médiateurs » censés défendre la paix sociale, tandis qu’en parallèle le néolibéralisme commençait à faire des ravages en termes de chômage et de misère.

Agir en parallèle, et en toute autonomie

Avoir une vision politique te permet de comprendre cela et de prendre du recul. Tu en arrives alors vite à la conclusion que – à de rares exceptions près –, ce n’est pas avec la structure dont tu es salarié-e que tu vas changer le monde, alors que sa mission première est de réguler les tensions sociales...

Il est en revanche possible d’utiliser son expérience pour développer en parallèle, et en toute autonomie, une action politique à l’échelle du quartier. Évidement, ce n’est pas facile. D’une part ta hiérarchie exige un devoir de réserve ; d’autre part les populations concernées peuvent, pendant un temps, ne plus très bien savoir où te situer…

Comment caractériser ces travailleuses et travailleurs sociaux qui n’ont pas renoncé à agir politiquement, de leur propre chef ? On peut les rattacher à la « gauche sociale », cette catégorie théorisée par Alternative libertaire il y a une vingtaine d’année pour l’opposer à la « gauche gouvernementale ». La gauche sociale, ce sont toutes et tous ces militantes et militants de terrain – syndica­listes, antiracistes, féministes, antifascistes… – porté-es sur la logique revendicative, la parole citoyenne et le contre-pouvoir. Les enjeux électoraux ne structurent pas leur activité, même si parfois ils ou elles peuvent encore nourrir des illusions sur les bienfaits d’un gouvernement de gauche.

La «  gauche sociale  » des quartiers

Où peut agir cette gauche sociale ? Une foule d’associations opèrent sur les territoires urbains mais, leurs buts et leurs missions sont variés, voire parfois... antagoniques. On peut en distinguer quatre types :

  • les lobbys. Commerçants, amicales sportives, culturelles, de personnes âgées... Souvent apo­litiques – ou considérées comme telles par les élu-es –, leurs associations défendent leurs intérêts propres.
  • les organismes caritatifs et humanitaires. Secours catholique, Secours populaire, Restos du cœur, etc. offrent avant tout des produits et des aides de première urgence.
  • les associations du lien social. L’économie sociale et solidaire, les entreprises d’insertion, les régies de quartier, les associations d’éducation populaire ou de formation font partie de cette catégorie. Elles ont investi les domaines culturel, économique ou social.
  • les contre pouvoirs militants. Groupes féministes, syndicats, associations de locataires, comités de quartier, organisations politiques, antiracistes ou antifascistes… Montées sur des dynamiques militantes, ils sont indépendants des institutions, sauf ceux qui sont inféodés à des partis gouvernementaux ou qui sont subventionnés.

Les militantes et les militants de la gauche sociale évoluent surtout dans les deux dernières catégories. Si le contre-pouvoir laisse toute liberté d’action, il n’en est pas de même pour l’association du lien social que sa dépendance aux subventions oblige à la réserve.

Rassembler un réseau militant

A la frontière du professionnel et du politique, l’activisme peut devenir un véritable parcours du combattant, et l’équilibre entre vie militante et vie privée un exercice compliqué. L’énergie et le temps dépensés vont souvent bien au-delà des heures ouvrables. Beaucoup s’épuisent devant l’ampleur d’une tâche militante peu gratifiante.

Pour ne pas rester isolé-e, il est vital de rassembler un réseau militant en capacité d’impulser des dynamiques collectives. Il faut regarder autour de soi afin de débusquer cette « gauche sociale » dans le quartier, et essayer d’y agréger les personnes qui se sentent concernées. Aussi ténu soit-il, ce réseau sera une ressource essentielle lors des mobilisations qui peuvent surgir – contre les violences policières, pour la défense d’un service public menacé. La grande difficulté sera alors d’initier des dynamiques collectives de la façon la plus autogestionnaire possible : sans accaparer la parole, ni la prise de décision.

Cependant, il n’y a pas qu’aux habitantes et aux habitants du quartier qu’il faut s’adresser, loin de là. Parmi les gens à conscientiser, il y a aussi… ses propres collègues. Beaucoup n’ont aucune conscience politique, tout juste une conception humanitaire de leur travail, avec la satisfaction du devoir accompli envers « les pauvres ». En cas de mouvement populaire sur le quartier, au lieu de s’en solidariser, ils et elles peuvent s’en tenir à l’écart par méfiance ou par incompréhension. La peur de se faire taper sur les doigts par la hiérarchie, liée aux pouvoirs publics entre aussi en ligne de compte. Bref, on se rend vite compte qu’il faut aussi œuvrer à l’organisation syndicale, pour élever le niveau de conscience et de solidarité parmi les collègues.

Dans les quartiers populaires, il est une autre catégorie de travailleurs et travailleuses qui ont une posture bien à eux : les enseignantes et enseignants. Les écoles maternelles et primaires sont souvent implantées à proximité ou au cœur des quartiers. Le hic est que les enseignants et enseignantes ont du mal à « sortir » de l’école, dont la centralité est au fondement de leur engagement. A quelques exceptions près, lorsqu’ils s’ouvrent sur le quartier, c’est avant tout en lien avec l’école.

Entre autonomie et dialogue avec l’État

Au sein de la gauche sociale, l’institutionnalisation crée un malaise récurrent, que le gouvernement soit de droite ou de gauche. Aux avant-postes pour constater les conséquences humaines des politiques néolibérales, les professionnel-les du secteur social sont souvent au minimum défiants vis-à-vis du fonctionnement étatique et, pour certains, radicalement critiques. Les pouvoirs publics en ont conscience, et redoutent quelque peu la confrontation avec ces militantes et ces militants qui ont une solide connaissance du terrain, et peuvent à l’occasion leur dire leurs quatre vérités.

Cette dichotomie induit des aspirations démocratiques diver­gentes. La gauche sociale peut être un appui pour les pratiques de démocratie directe, parce qu’au-delà de sa diversité, elle est attachée à l’idée qu’il faut redonner la parole aux habitantes et aux habitants, et la faire circuler. La libération de la parole, même si elle reste encore loin de l’élaboration et de la prise de décision collective, constitue une première étape vers la démocratie directe. Et rien que cela, souvent, tétanise les élu-es qui craignent pour leurs prérogatives.

Biquet (AL Toulouse)

 
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