Antipatriarcat

Féminisme noir : s’autodéfinir, une nécessité vitale




Dans son ouvrage, la brésilienne Joice Berth revient sur le concept d’«  empowerment  » qu’elle considère «  vidé de son sens original et a perdu son pouvoir transformateur pour devenir une pratique individualiste, carriériste, récupérée par le néolibéralisme  ». Et si l’enjeu était de nous réapproprier ce concept dans son ambition de transformation sociale  ?

L’empowerment désigne le fait de développer sa capacité individuelle et collective à agir dans un but de transformation sociale. Le développement de ce pouvoir d’agir est une nécessité pour les groupes sociaux opprimés, qui doivent, pour lutter et en luttant, se libérer des mécanismes structurels qui les réduisent à l’impuissance, « sentiment de ne pouvoir ni fuir ni se battre, d’être prise au piège, » [l’impuissance] « est un effet de la violence symbolique qui fait qu’on a intégré notre illégitimité dans nos conceptions (ce qu’on pense, ce qu’on est en capacité de concevoir), et également dans nos corps (ce qu’on se sent capable de faire) » [1]

Le terme empowerment est utilisé dès les années 1970 par les féministes d’Asie du Sud-Est et aux États-Unis, mais aussi les mouvements d’éducation populaire en Amérique latine (notamment Paulo Freire), ou encore les militantes et militants du Black power aux États-Unis.

Ils et elles posent le fait que le pouvoir des oppresseurs sur les opprimées repose entre autres sur l’aliénation de celles et ceux-ci. Les militantes et militants soulignent la nécessité d’un travail collectif de «  conscientisation  », pour favoriser la prise de conscience des mécanismes qui s’imposent aux individus et aux groupes sociaux et déterminent leur place dans la société.

Identifier et combattre les instrumentalisations

À partir des années 1990, le concept d’empowerment est récupéré par les libéraux et néolibéraux qui le réduisent à sa dimension individuelle et en négligeant ses dimensions (et donc la responsabilité) collective et sociale.
Tout l’enjeu de l’empowerment réside dans cette tension entre responsabilité individuelle et responsabilité collective et sociale. Car si s’émanciper nécessite de se responsabiliser, cela ne peut pas se faire seule  : la libération est un acte social, il n’y a pas d’autolibération possible dans une société non transformée. Pour autant, on ne peut que se libérer soi-même, et nulle ne peut libérer autrui  : «  ne me libère pas, je m’en charge  », disent les féministes.

C’est en occultant la responsabilité collective de transformation sociale, au nom d’une sortie de l’«  assistanat  », que l’idéologie libérale a dévoyé le concept d’empowerment en le réduisant à une définition individualisante et culpabilisante  : «  Prenez-vous en main  : quand on veut on peut.  »

À travers l’utilisation du terme empowerment, on retrouve la tension entre conception libertaire et conception libérale de l’émancipation. L’une et l’autre affirment que la liberté est indissociable de la responsabilité. Cependant, la conception libertaire considère que la liberté est également indissociable de l’égalité, qu’elle ne peut réellement exister que si on aboli les mécanismes oppressifs qui s’imposent à chacun et chacune. En revanche, la conception libérale affirme que nulle ne saurait être entravée dans sa liberté, exploitation et oppression étant considérées comme indépassables. L’idéologie libérale et néolibérale surresponsabilise les personnes et les groupes sociaux sur le règlement des problèmes dont elles sont victimes du fait de l’organisation sociale. L’un des enjeux de l’empowerment est donc de passer d’une « conscience naïve, [dans laquelle] l’oppression est comprise comme un problème lié aux individus et non au système  », à une «  conscience critique, [dans laquelle] les individus identifient l’oppresseur comme un acteur collectif, et se focalisent sur la transformation du système »  [2].

L’empowerment est un processus qui s’inscrit dans un temps long, celui de l’émancipation et de la transformation sociale. Dans nos sociétés où le capitalisme et le néolibéralisme pensent à court terme, il est difficile de favoriser ce type de processus.

Joice Berth détaille dans son ouvrage quatre stratégies à développer pour favoriser les processus d’empowerment. Ces stratégies ne suffisent pas à la transformation sociale. Cependant, elles nécessitent de lutter pour être développées, et leur développement favorise en retour la capacité à lutter.

Berth analyse la pédagogie critique [3] et les pratiques qui favorisent le développement d’un esprit critique et qui incitent les étudiantes et étudiants à questionner et à défier les croyances et les pratiques qui leur sont enseignées. Dans une analyse critique du microcrédit  [4] (notamment Bolsa Familia au Brésil) [5] elle revient sur le renforcement économique, comme une nécessité absolue pour les groupes sociaux dominés pour aller vers une existence digne. Elle présente la participation sociale et l’accès aux espaces de décision de la société, comme une stratégie de résistance parmi d’autres, qui vise à faire entendre les voix de celles et ceux habituellement réduits au silence.

Enfin elle se penche sur l’esthétique et l’affectivité comme enjeux pour développer l’auto-estime et la solidarité de groupe. Joice Berth souligne « la puissance que génère la confiance dans sa propre image », notamment dans les cultures occidentales où «  le beau / joli est synonyme de supériorité, c’est à dire qu’il dépasse le champ de l’esthétique  : selon le sens commun, tout ce qui est beau ne peut qu’être bien  ». Il en va de la fierté que l’on a de soi et de notre groupe social, dans un contexte où, «  chez les groupes dominants, l’auto-amour est construit tout au long de leur vie  ».

Berth dénonce par ailleurs l’«  étouffement du témoignage  » auquel s’astreignent les dominées qui taisent les réalités que le groupe oppressif n’est pas disposé à assimiler  [6]. Définissant «  l’assertivité  » comme «  l’affirmation de soi, la capacité à s’exprimer et à défendre ses droits sans empiéter sur ceux des autres  », elle souligne la nécessité vitale de s’autodéfinir, de passer de la victimisation à la résistance et à la créativité, sources de fierté et de force.

Agir concrètement

La transformation sociale ne peut signifier l’inversion des pôles d’oppression, elle nécessite l’abolition de ceux-ci. Or, dans un premier temps, tout opprimée cherche à ressembler à son oppresseur  : il est très difficile de ne pas souhaiter avoir ce qui nous est injustement refusé. Dès que cela est possible, nos luttes doivent aller plus loin, pas seulement se positionner «  contre  » ou chercher à limiter les inégalités dans un système inchangé sur le fond. C’est dans cette optique que l’ambition d’empowerment et d’émancipation doit accompagner toutes nos luttes.

Adeline (UCL Paris Nord Est)

  • Joice Berth, Empowerment et féminisme noir, Anacaona, 2019, 155 pages, 12 euros.

[1Adeline de Lépinay, Organisons-nous ! Manuel critique, Hors d’atteinte, 2019.

[2Joice Berth, présentant la pensée de Paulo Freire.

[3Irène Pereira, Les pédagogies critiques, Laurence De Cock et Irène Pereira (dir.), Agone, 2019.

[4Et notamment de la Grameen Bank (littéralement : banque des villages), une banque spécialisée dans le microcrédit créée en 1983 par Muhammad Yunus au Bangladesh.

[5Bourse Famille, mise en place par le gouvernement Lula.

[6Robin DiAngelo, Fragilité blanche : pourquoi est-ce si dur de parler aux Blancs de racisme, État d’exception, 2015.

 
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