Politique

David Revoy (bédéiste) : « Au début, publier en licence libre me faisait peur »




Faire des bandes dessinées, décider d’en abandonner le droit d’auteur et espérer en vivre en terres capitalistes, mais quelle idée  ! C’est pourtant ce qu’a décidé de faire le bédéiste et militant libriste David Revoy. Retour sur un parcours hors du commun dans les communs.

Alternative libertaire : Salut David, ton œuvre principale narre les aventures de la jeune sorcière Pepper et de son chat Carrot, et tu diffuses tes œuvres sous licences libres. Qu’est-ce qui t’as mené à faire de tes œuvres des communs  ?

David Revoy : Au début, les licences libres me faisaient peur, j’avais peur qu’un de mes personnages soit repris, que mon style soit imité, que je n’ai pas de contrôle dessus.

Dans les années 2009–2010, j’ai travaillé pour la Blender Foundation, la Creative Commons était obligatoire et sous son égide, ça me faisait moins peur. J’ai fait des concept-arts et ça s’est bien passé, j’ai vu de belles dérivations, des fan-arts et aucune dérivation déplaisante, ça m’a beaucoup rassuré. J’ai même vu des effets bénéfiques de propagation, d’audience et d’engouement. Il y avait une plus-value, ça devenait un bien commun, un bac à sable que d’autres créateurs et créatrices pouvaient réutiliser.

Quand j’ai fait mon propre projet de bande dessinée, Pepper & Carrot [1], c’est devenu une évidence du commun.

David Revoy est un auteur français de bandes dessinées, publiant l’intégralité de son oeuvre sous licence libre.

Une communauté collabore à tes univers, est-elle intégrée au processus créatif ?

Elle n’est pas totalement intégrée, j’utilise une forge logicielle pour faire mon espace collaboratif dont on abuse comme d’un forum, et on a une messagerie instantanée à côté. J’ai fait une forge spéciale scénarios, où les gens peuvent publier leurs scénarios Pepper & Carrot sous une licence libre, pour voir si ça peut m’inspirer pour faire un épisode. Mais on ne s’improvise pas scénariste et j’ai beaucoup de scénarios qui partent sur de très bonnes idées mais qui n’arrivent pas à faire de chutes ou de plot-twists. Ça fait pas mal de bribes d’idées que je vais des fois reprendre, certains épisodes sont signés en s’inspirant de choses qui m’ont été proposées.

Ce qu’il se passe réellement comme collaboration c’est un retour. Je vais montrer mon story-board et la communauté va plutôt me dire les choses qu’on pourrait éviter d’avoir, comme une relecture avant publication. Par exemple deux cases qui s’enchaînaient mal et on ne comprenait pas pourquoi le personnage vient de droite et là vient de gauche, et pourquoi y’a une bulle qui dit ça à ce moment là. Ça me permet d’anticiper ces questions et savoir si elles sont désirées ou si c’est non-contrôlé, si quelque chose ne se comprend pas.

Après l’espace collaboratif va surtout être pour la traduction, y’a maintenant soixante langues et à peu près cent personnes qui gravitent autour du projet, dont une vingtaine d’actifs.

Comment arrives-tu à vivre de ton art en renonçant aux modèles habituels ?

Vu que tout mon travail est sous licence libre et accessible sans barrière de paiement, pour faire un modèle économique autour, y’a pas 3 000 solutions, il ne reste que la donation, le mécénat volontaire des lecteurs et lectrices. Seul un faible pourcentage du lectorat va participer à ce que l’auteur puisse avoir un moyen de survie en faisant une donation pour le prochain épisode que je publie tous les deux mois.

Au moment où j’ai fait Pepper & Carrot en 2014, c’était très mal vu de demander comme ça, pour les web-comics c’était les dons sur Paypal et les e-shops, la donation ponctuelle, mais pas la donation récurrente. Maintenant ça s’est vachement démocratisé et presque toute artiste qui se lance a un système de donations récurrentes, ce système s’est beaucoup diffusé.

Depuis 2016, Pepper & Carrot est édité chez Glénat en albums papier. Les as-tu approchées ou sont-ils venus à toi après le succès en ligne ?

Glénat est clairement venu à moi après le succès en ligne, la maison d’édition était à la recherche d’auteurs et d’autrices web-comics et elle m’a contacté pour éditer Pepper & Carrot. On m’a proposé le contrat classique suivant leur processus, avec leur contrat-type venant de leur département légal. C’est elles et eux qui ont une force à imposer à l’auteur ; à moins qu’on ait déjà beaucoup de ventes, quand on est un tout petit auteur, on n’a pas trop tendance à discuter.

Page d’accueil du site www.peppercarrot.com

Sauf que moi, je leur ai dit que c’est pas ça du tout le concept, qu’il y avait l’outil libre, la culture libre, l’exclusivité dont je ne voulais pas. Ils ont été convaincus par le concept qui sort de l’ordinaire et sert d’expérimentation. On n’a fait que signer la Creative Commons ensemble. Ça embêtait un peu le département légal parce que c’est pas leur process habituel et ils et elles sont au courant qu’une édition concurrente comme Delcourt peut éditer Pepper & Carrot, c’est complètement légal.

Glénat me reverse quand je sors une nouvelle bande dessinée, en mécénat, et je n’ai pas de droit d’auteur sur les livres. Quand je fais des dédicaces, que j’en vende un million ou zéro, je ne gagne pas d’argent, mais j’aide Glénat à m’aider en retour. En plus j’adore signer les livres et je peux pas signer les web-comics, y’a une espèce de synergie, on a un rapport qui est basé sur la confiance.

En octobre dernier, tu as partagé ton agacement en découvrant que l’édition bulgare supprime une relation lesbienne du récit. Si la licence leur accorde ce droit, comment concilies-tu les volontés de créer des communs et de préserver ton propos ?

On a eu une batterie légale à notre disposition, la Creative Commons ne supprime pas le droit moral, donc si cette édition avait fait une croix rouge sur la case du baiser lesbien, ça aurait été une opinion exprimée de dire « ça, c’est pas bien » et là j’aurais pu exprimer mon droit moral et faire un procès contre ça, parce que ce n’est pas ce que je veux exprimer en tant qu’auteur. Le fait qu’elle supprime la case du récit ne veut pas dire que l’auteur est contre, parce que ça ne retire rien au récit, il y a une omission parce que l’éditeur ne voulait pas ne plus être invité dans les médias parce qu’il défend une opinion trop progressiste pour son pays.

Je n’ai pas pu faire jouer mon droit moral dessus, c’est agaçant mais il y a eu un mouvement de lecteurs et lectrices qui se sont organisées pour imprimer la case et la recoller dans leur album, c’est devenu un signe de militance de patcher l’album papier.

Tu promeus également les outils libres que tu utilises, comme le logiciel de dessin Krita. Que gagnes-tu à utiliser ceux-ci plutôt que des outils propriétaires comme Photoshop ?

Principalement la liberté. Pas celle de ne pas payer parce que j’ai une souscription de soutien sur Krita égale à ce que coûte Photoshop, mais je peux l’installer sur autant de machines que je veux, l’utiliser dans une salle informatique et dire à tout le monde « on fait un atelier Krita, installez-le ».

J’ai aidé au projet Krita depuis 2010 à faire du retour et j’ai eu beaucoup d’aménagements pour mes besoins. Krita est devenu sur mesure à ma technique de dessin, j’ai tous mes réflexes, c’est un confort ultime. Ensuite, je suis sûr qu’il y a pas de télémétrie. Je sais pas lire le code de Krita mais je sais qu’il y a tout une communauté qui le lit et qui peut m’assurer qu’à aucun moment, il va y avoir une ligne de code qui va dire quels documents j’utilise, quelle tablette, combien de temps je passe sur mon dessin, ça va me garantir une protection de ma vie privée, pas de publicités.

Illustration tirée du 37e épisode de « Pepper & Carrot », David Revoy, 2022. A découvrir sur le site peppercarrot.com.

Si demain Adobe est racheté par un milliardaire, les gens qui utilisent Photoshop n’ont aucun recours. Sur Krita, y’a la Krita Foundation qui le développe, mais si elle arrête, sa licence libre assure que le code doit être publié quelque part et accessible. Il va y avoir certainement un autre groupe, voire moi personnellement, qui va continuer à construire Krita et à l’utiliser. Ça m’assure que je puisse encore bénéficier dans les années à venir de mon niveau et ma pratique de dessin, ce qu’un utilisateur de Photoshop ne peut pas se garantir.

Tu participes également à la promotion des logiciels et de la culture libres en illustrant de nombreuses campagnes de Framasoft. Quelle portée politique vois-tu au librisme ?

J’y vois un bac à sable en ligne où on peut s’essayer à la collaboration. On peut s’essayer à une structure pyramidale avec un chef ou une cheffe, ou à une structure horizontale avec chacune qui est là sur l’initiative personnelle, qui va vouloir développer le projet, savoir comment ça marche. Je pense que ce bac à sable va nous permettre de développer des réflexes d’appréciation de certains modèles qui vont nous faire a posteriori adopter plutôt certaines politiques.

Je ne crois pas vraiment à quelqu’un qui va arriver avec une politique déjà toute faite. L’école n’est pas faite comme ça, les hobbies en France ne sont pas faits comme ça, on a toujours un maître sur une estrade, et là tout d’un coup, on va pouvoir avoir vraiment un espace d’expérimentation de ce que c’est qu’une collaboration. J’ai déjà vu dans des festivals de libristes, quand il faut remballer, comment les gens s’organisent. C’est là que le libre a une grande force politique : entraîner les personnes à la collaboration.

Propos recueillis par Adrien (UCL Montpellier)

 
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