Quand les libertaires prenaient leurs distances

Né dans le désir de venger la Commune de Paris, l’anarchisme s’est ensuite montré plus critique envers l’événement. Jusqu’à le délaisser. Il s’agit aujourd’hui moins de le commémorer que de le comprendre.
Dans la mémoire de l’anarchisme français, la Commune est passée par plusieurs étapes. D’abord référence suprême, sanctifiée par le sang des martyrs – ce qui n’empêchait pas de vifs débats entre exilés –, une prise de distance s’opéra dès la fin des années 1870. Au congrès de 1880 qui, en Suisse, lança le mouvement anarchiste [1], l’ancien communard Élisée Reclus brisa le mythe : « la Commune de Paris, insurrectionnelle par en bas, était gouvernementale par en haut, maintenait toute la hiérarchie des fonctionnaires et des employés. » Le communalisme, ajouta le Suisse Herzig, n’était qu’une « décentralisation de l’autorité ». Le congrès les approuva, mécontentant certains, comme Gustave Lefrançais.
Tout en lui rendant hommage, Kropotkine critiqua le manque d’audace révolutionnaire de la Commune en 1885, à une époque de renouvellement générationnel, où les anciens communards s’effaçaient peu à peu. La dimension patriotique propre à 1870-1871, notamment, dérangeait de plus en plus, alors que les libertaires, en 1886, fondaient la Ligue des antipatriotes pour s’opposer au nationalisme revanchard. Dans un meeting de mars 1887, une Louise Michel furieuse fut même obligée de défendre la Commune face à de jeunes anarchistes qui conspuaient « le cloaque communaliste et ses vieilles ganaches à galons » [2].
Les années suivantes furent celles du déchirements entre survivants et héritiers de la Commune : pour ou contre Boulanger, le « général Revanche », en 1888-1889 ? Pour ou contre Dreyfus, dix ans plus tard ? Les uns furent accusés de trahir la révolution, les autres de trahir « la France ». On se bouscula devant le mur des fédérés où, chaque 18 mars, était commémoré la Commune. En 1888, deux blanquistes-boulangistes furent ainsi blessés par balles par un anarchiste. Ce n’est qu’en 1903 que l’extrême droite, affaiblie, renoncera à la « montée au mur » [3].
Le mouvement socialiste assit alors son hégémonie sur cette mémoire, tout en prenant à son tour ses distances avec des idéaux qu’il n’assumait plus guère. « Il ne s’agit pas de savoir si la Commune a fait ceci ou n’a pas fait cela, si elle eût raison de le faire différemment, éludait alors le vétéran Édouard Vaillant. Elle a combattu et cela suffit. » [4].
Pour les décennies suivantes, la « montée au mur », le 18 mars, devint une véritable démonstration de force du PS, puis du PCF quand celui-ci le supplanta. Marée de drapeaux rouges, couverture spéciale de L’Humanité… Un fort contraste avec la quasi indifférence de la presse anarchiste : presque rien en 1891, en 1901, en 1911, un grand article assez convenu dans Le Libertaire en 1921, un autre sans grand intérêt en 1951…
Le centenaire de 1971 qui, trois ans après Mai 68, mobilisa fortement la gauche et l’extrême gauche, marqua un regain d’intérêt et l’Organisation révolutionnaire anarchiste publia, dans Front libertaire, une analyse politique de l’événement. En 2021, c’est la même démarche de compréhension qui anime Alternative libertaire.
Guillaume Davranche (UCL Montreuil)
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